5-17 juin 1926 – Joseph Thoret effectue un raid Paris-Turin et retour extrêmement mouvementé


Dès qu’il le peut, Pilote de montagne (PDM) rend hommage à la grande figure de l’aviation que représente Joseph Thoret. Aujourd’hui, nous rappelons que cet aviateur décide, en 1926, de rallier Paris à Turin, en Italie du Nord (et retour) dans le cadre d’un vol sans escale, avec un appareil léger. Malheureusement, la météorologie, et en particulier les tourmentes, en décident autrement. Histoire d’une aventure qui dura deux semaines…

CONTEXTE

Au premier semestre 1926, Joseph Thoret est toujours affecté au Sous-secrétariat à l’Air, détaché au Service technique de l’aéronautique (STAé). Toujours en quête d’innovations, il prépare un vol Paris-Turin-Paris en une seule escale…

Outre l’exploit de relier la capitale française à la capitale de la Lombardie, Turin, l’objectif du pionnier est d’observer les conditions de traversée en vol d’un massif montagneux aux commandes d’un appareil de faible puissance, appelé « avionnette ».

Immatriculée F-AHDY, l’avionnette Albert TE-1 est un appareil en contreplaqué équipée d’un moteur en étoile Salmson 9Ad de 40 CV mis au point par l’ ingénieur Alphonse Tellier, oncle d’Édouard Albert, qui vient de terminer ses essais sur l’aérodrome de Vélizy-Villacoublay.

L’AVIONNETTE ALBERT TE-1

L’avionnette Albert TE-1 est un monoplan monoplace de tourisme à aile haute cantilever et train classique fixe construit en bois. Cet appareil atteint les 150 km/h.

L’Avionnette Albert TE-1 présente les caractéristiques suivantes :

  • Poids vide : 252 kg
  • Poids maxi : 387 kg
  • Charge alaire :   39 kg/m²
  • Moteur : Salmson 40cv, 9 cylindres en étoile, type 9Ad
  • Envergure : 8,71 m
  • Longueur : 5,6 m
  • Hauteur : 1,98 m
  • Surface alaire : 10m²

Équipement emporté :

  • Carburant : 37 kg
  • Huile :   3 kg
  • Extincteur
  • Pilote et parachute : 95kg

LE SAMEDI, 5 JUIN 1926

Thoret décolle de Paris, ferme et résolu, sans savoir qu’il débute une grande aventure. Malheureusement, la météo le contraint à rebrousser chemin devant un mont-Blanc coiffé d’une forte nébulosité. Il se voit donc contraint d’atterrir à Genève après trois heures de vol à 120 km/h de moyenne, avec une consommation de 30 litres) et note alors :

« Dans la traversée du Jura, entre Pont-d’Ain et Genève, les tourbillons dus au heurt du vent sur les crêtes que je traversais et les condensations instantanées de vapeur d’eau à l’état de saturation m’ont fait courir de graves dangers ; il faut, en de tels cas, réduire son moteur au maximum et piquer pour ne pas être emporté en altitude dans le nuage. Il ne faut pas croire qu’un avion courrait, dans de telles circonstances, moins de danger qu’une avionnette. »

Sa connaissance du vol à voile lui permet d’éviter les plus mauvais remous et de réaliser des gains de vitesse tout en économisant son moteur.

LE LUNDI, 7 JUIN 1926

Thoret redécolle de Cointrin et effectue un vol de 3 h 30’, monte à 3°430 m, mais il est une nouvelle fois contrait de retourner à Genève en raison de ratés du moteur provoqués par de l’eau dans le circuit d’alimentation.

LE MARDI, 8 JUIN 1926

La météo ne s’améliorant pas, Thoret décide de reporter sa traversée au lendemain…

LE MERCREDI, 9 JUIN 1926

Le mont Blanc se révélant comme un obstacle trop difficile à franchir par son avionnette, Thoret décide de le contourner en empruntant la vallée de l’Arve, la Haute Isère, le Petit-Saint-Bernard, dont le col est survolé à une hauteur de 500 m, puis la vallée d’Aoste, où il rencontre de forts remous, avec des vents d’ouest retombant en tourbillonnant de toute la hauteur du mont-Blanc.

Thoret note :

« Genève-Turin, sous une mer de nuages si basse que beaucoup de vrais avions ne se fussent pas risqués à traverser les Alpes, fut considéré comme une performance aussi intéressante et même beaucoup plus que le Paris-Turin que je n’avais pu réaliser. »

Thoret poursuit son vol sur Milan, où le mauvais temps le poursuit. Il continue alors sur Venise, où il est accueilli par les aviateurs italiens.

LE VENDREDI, 11 JUIN 1926

Tirant les enseignements de ses tentatives du samedi 5 et du mercredi 9 juin, Thoret refuse en fait l’obstacle du mont Blanc et décide, d’emblée, de le contourner par le nord. En pilote pragmatique, il ne laisse rien au hasard et teste minutieusement les courants entre le Cervin et les Grandes Jorasses :

« Je fis un long vol d’étude (3 h 40’) sur les Alpes, atteignant l’altitude de 4°600m et effectuant une double traversée des Alpes. Ce que j’appris au cours de ce vol où le vent d’ouest tombait en tourbillons sur le versant italien où je volais, me servit pour mon vol si difficile de retour en France, dans des conditions analogues. Je réussis dans des remous effroyables (remous extrêmement violents ne suffit pas pour les qualifier) à franchir la crête des Alpes au col de Menouve à quelques kilomètres à l’est du Grand-Saint-Bernard. »

LE LUNDI, 14 JUIN 1926

C’est le vol retour via les Alpes suisses mais, pris dans de fortes turbulences dans les gorges de Gondo, près du col du Simplon, après trois heures de vol difficiles et une altitude de 3°150 m, il se pose à Milan. Thoret :

« Le mot « effroyable » qui, cependant peut seul qualifier même pour un avion puissant, les tourbillons d’un grand vent qui tombe d’une montagne élevée, est certainement trop faible pour exprimer l’état d’âme qui était le mien lorsque, m’étant engagé dans les gorges de Gondo à toute l’altitude que le vent, tombant des Alpes, m’avait permis d’atteindre, je m’aperçus que mon avion, non content de plafonner, s’enfonçait, et que je ne réussirais peut-être pas à le tirer de ces gorges qui, il y a 16 ans, par un temps choisi, eurent raison des ailes de Chávez. »

Cette allusion nous ramène au vendredi 23 septembre 1910, date à laquelle le Péruvien Jorege Chávez Dartnell devient le premier pilote à franchir les Alpes entre Brigue, en Suisse, à Domodossola, en Italie, en passant par le col du Simplon et les fameuses gorges de Gondo. Ce jour-là, le héros présente son Blériot XI sur la piste mais, certainement fragilisées par les tourmentes, ses ailes se brisent et c’est la chute d’une hauteur de vingt mètres.

Vouant depuis ce lundi 14 juin 1926 un véritable culte à Chávez, Thoret effectue, le samedi 28 septembre 1935, un vol Le-Bourget/Domodossola avec deux appareils (en compagnie de l’ingénieur Blazy), avec escales à Genève, Sion, Brigue, en Suisse, pour se recueillir sur la stèle commémorative du drame de 1910.

Dans les gorges de Gondo, Thorez monte à 2°700 mètres d’altitude, où il est fort secoué, alors que son moteur est deux fois plus faible que celui de Chávez, et il lui faut une heure et 20 minutes depuis Sion pour atteindre Domodossola, en Italie, où il se pose sur une prairie appelée ‘Siberia’, à côté du monument dédié à Chávez.

LE MERCREDI, 16 JUIN 1926

Au cours d’un long vol de 8 h 30’, Thoret réussit à retraverser les Alpes en passant par le lac Majeur, Gondo, Aoste et le Petit-Saint-Bernard. Il tente ensuite de rejoindre Dijon, via Bourg-en-Bresse et Tournus mais, volant bas dans la pluie, il s’égare et se pose dans un champ vers Cormatin, près de Cluny. Le lendemain, « je réussis, en me délestant de 8 kg de bagages, un décollage difficile dans le terrain petit et marécageux où j’étais, le seul terrain plat de la région », puis c’est la direction de Paris avec un arrêt à Dijon pour saluer des amis.

RETOURS D’EXPÉRIENCE

Le principal enseignement de ces vols avec un appareil de faible puissance est que l’aide des courants ascendants permet à l’aviateur d’atteindre des altitudes supérieures au plafond pratique de l’avion. Grâce à l’avionnette, Thoret réalise sa traversée des Alpes mais bat également, par la suite, quelques records, tel qu’un Paris-Prague le mercredi 7 juillet 1926 (750 km à 137 km/h), un Prague-Varsovie (500 km en 4 h 10’) et, surtout, un Varsovie-Paris le dimanche 18 juillet (1°450km en’ 10 h 10). Pour cela, l’appareil reçoit des réservoirs d’appoint, ce qui porte sa charge à 530 kg.

LE TRAGIQUE SORT DU F-AHDY

Comme le suggère la photo ci-dessous, l’avionnette F-AHDY ne survit pas longtemps aux différents exploits de Joseph Thoret.

Appartenant au pilote français Magnon, l’appareil s’écrase à Cuatro Vientos (Madrid/Espagne) le lundi 18 juillet 1927, occasionnant le décès du capitaine de l’armée de Terre espagnole Joaquin Loriga.

ÉPILOGUE

Dans un monde en voie de rétrécissement, dans lequel les raids aériens à longue distance se multiplient, l’initiative de Joseph Thoret semble bien dérisoire. En effet, au moins dans un premier temps, au lieu de relier des grandes villes d’Europe en surmontant les obstacles, il se lance à l’assaut des Alpes avec un avion de très petite taille, doté d’un moteur de faible puissance, donc plus facilement balloté dans les courants aérologiques. Si sa démarche est, comme toujours, d’affronter les éléments pour mieux les comprendre, on peut douter de la viabilité de lignes commerciales ou touristique passant par-dessus les massifs montagneux avec des appareils de ce type.

Ce qu’il faut en conclure, c’est que Thoret ne peut avoir que l’ambition de ses moyens, qui sont forcément très limités. Travaillant pour l’État et ne touchant qu’une faible solde, il ne peut compter que sur le partenariat avec des constructeurs aéronautiques de bonne volonté, dans le cadre d’échanges où chacun trouve son compte.

Jusqu’au bout de sa vie, Thoret demeurera l’homme des records en tous genres, en particulier celui du vol hélice calée, c’est-à-dire moteur coupé. S’enfermant progressivement dans sa bulle, il tempêtera beaucoup contre les pilotes de vol à voile qui, selon lui, auront dévoyé l’art du vol dans les « remous » pour en faire un simple sport de loisir. Un désintéressement et une ligne de conduite qui feront de lui, définitivement, une figure emblématique de l’aviation de montagne.

Éléments recueillis par Bernard Amrhein


SOURCES

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