5 octobre 1951 – Un ‘Piper PA-12 Super Cruiser’ suisse capote sur les pentes du mont Blanc


Le jeudi 4 octobre 1951, la vallée de Chamonix est en émoi. La rumeur est maintenant confirmée par le Dauphiné Libéré : « Un avion tentera de se poser sur le mont Blanc le lendemain. Quatre guides suisses et deux guides chamoniards sont d’ailleurs déjà partis vers le refuge des Grands Mulets pour préparer l’exploit. » Afin de maintenir le suspense, le journal ne donne ni le type de l’appareil, ni le nom de son pilote, et encore moins le but de la manœuvre…

DE QUOI S’AGIT-IL ?

En fait, patronnée par Radio-Genève, l’opération vise à poser deux reporters de L’Impartial, journal de La-Chaux-de-fonds (Canton de Neuchâtel, en Suisse romande), Georges Zehr, aux commandes d’un Piper PA-12 Super Cruiser de 160 CV immatriculé HB-OIS, et Jean-Paul Darmsteter, pour commenter, en direct, l’atterrissage… sur le dôme du Goûter. En complément, il faut aussi rappeler qu’un comte italien a promis un million de lires à qui se poserait à nouveau sur le mont Blanc…

À nouveau ? En effet, le samedi 30 juillet 1921, aux commandes d’un Caudron G.3, appareil forcément beaucoup plus rudimentaire, le Suisse François Durafour avait réussi à se poser au même endroit, à 4 304 mètres d’altitude. C’était une fin de mois de juillet, pas un début de mois d’octobre. C’est pourquoi l’avis de la presse est unanime : trente ans après cet exploit, l’atterrissage ne présente qu’un intérêt assez réduit au regard des avancées en matière d’aéronautique…

LA TENTATIVE

Le vendredi 5 octobre, malgré l’interdiction formulée par les autorités françaises, l’avion décolle de La-Chaux-de-Fonds tandis que les guides, montés la veille et chaussés de skis, ont damé la neige et aménagé une piste d’atterrissage de fortune au col du Dôme (là où François Durafour s’était lui-même posé en 1921). Sur place, l’équipe de tournage est prise au dépourvu car l’avion arrive un peu en avance sur l’horaire prévu.

Esquissant un virage sur la gauche pour éviter le matériel encombrant l’aire de poser, l’avion, qui n’est malheureusement pas équipé de skis, s’enfonce dans la neige fraîche et capote en cassant son hélice. Les images de l’accident sont spectaculaires (voir la vidéo ci-dessous) mais, fort heureusement, l’équipage s’en sort indemne.

La cellule de l’appareil n’étant que très peu abimée, Zehr et les guides tracent dans la neige un message demandant à l’avion accompagnateur (à bord duquel se trouve un reporter de Radio Genève) de faire livrer par air une hélice de rechange. En attendant, on redresse l’appareil pour le mettre dans une position plus favorable au décollage, mais il capote à nouveau. Il faut donc se résoudre à passer la nuit en altitude. Si certains guides s’installent au refuge Vallot, Jean-Paul Darmsteter atteint le refuge des Grands Mulets tandis que Georges Zehr redescend directement dans la vallée pour rejoindre Genève.

C’est à partir de ce moment-là que Roger Frison-Roche, auteur de Premier de cordée, entre en scène pour déplorer une épave de plus sur le mont Blanc. En effet, moins d’un an auparavant, le 3 novembre 1950, le Lockheed Constellation ‘Malabar Princess’ de la compagnie Air India s’était écrasé sur le glacier des Bossons… en contrebas du dôme du Goûter, justement, faisant 48 victimes.

GEIGER À LA RESCOUSSE

Rapidement, la nouvelle de l’accident parvient aux oreilles d’Hermann Geiger, chef-pilote de la base suisse de Sion (Valais) qui, aussitôt et conformément à son tempérament, prend les opérations de sauvetage en main. Constituée de guides locaux, de mécaniciens et de pilotes, toute une caravane part de Chamonix, acheminant à dos d’hommes non seulement une hélice neuve, mais aussi des pièces de rechange pour réparer le gouvernail, ainsi que des effets vestimentaires pour résister au grand froid. Le samedi 13 et le dimanche 14 octobre sont consacrés aux réparations mais, le deuxième soir, il est trop tard pour décoller et le départ est repoussé au lundi 15.

Toujours aux avant-postes, Frison-Roche raconte aux lecteurs du Dauphiné Libéré la fin de « cette histoire fort mal commencée. » Le mardi 16 octobre, il écrit : « Il est vrai de dire que la chance sourit aux audacieux. Remettre en état un appareil échoué à 4 000 mètres et abandonné depuis huit jours aux morsures du froid et aux rafales de neige, songer à le faire décoller sur une surface de 50 m de long, nettement inclinée et terminée par une pente excessivement raide, tout cela constituait une gageure presque impossible à réaliser. »

La pente étant recouverte de 50 centimètres de poudreuse, il faut créer une piste d’envol en y regroupant « le plus curieux atelier de réparations en plein air qu’il ait jamais été donné de voir », note Frison-Roche. Par -15°C et par grand froid, l’avion est réparé en deux heures, est équipé de skis et peut être remis à son pilote. En effet, Georges Zehr, revenu pour l’occasion, se montre confiant et lance même : « Je crois qu’on peut atterrir sur le sommet… »

Cependant, les experts sont moins optimistes car, au bout des 250 mètres de pistes, la pente déverse fortement sur la droite et l’avion pourrait basculer. On opte finalement pour une pente beaucoup plus courte et plus raide et Georges Zehr n’aura qu’une cinquantaine de mètres pour réussir son décollage. Afin de l’aider, on décide de procéder comme pour faire décoller les planeurs, en installant deux tendeurs qui serviront de « catapulte ».

Le moteur est mis en route. Après les opérations d’usage, Georges Zehr met les gaz à fond tire sur le manche de toutes ses forces. « Littéralement projeté comme une pierre par une fronde, le petit avion accélère en 20 mètres » raconte Frison-Roche. « Une bosse le projette en l’air. C’est suffisant pour que les skis se déchaussent. Mais il n’a pas encore décollé assez nettement. Il repique sur la pente. C’est un coup au cœur pour chacun, si les roues se bloquent sur la neige, c’est l’accident inévitable et fatal. Le vide en-dessous ne pardonnera pas. »

Grâce à un courant ascendant englobant l’appareil, ce dernier s’élève dans les airs. Le pilote vient « de réussir contre tout espoir à arracher son Piper Cub à l’étreinte du toit de l’Europe », salue Frison-Roche. Bientôt, « une masse rouge jaillit du flanc du glacier, semble hésiter un instant au gré des remous puis dans un virage gracieux prend le cap de la Suisse. » Arrivé sur l’aérodrome de Sion, Georges Zehr est accueilli par son ami Jean-Paul Darmsteter et l’aventure se termine bien pour tout le monde.

RETOUR D’EXPÉRIENCE

Bien souvent, un accident aéronautique résulte d’une défaillance technique, d’une erreur de pilotage ou d’un engagement déraisonnable dans des conditions météorologiques et aérologiques difficiles. Dans l’exemple qui nous intéresse, il s’agit de réitérer un exploit n’apportant rien de plus à celui, légendaire, accompli par François Durafour le samedi 21 juillet 1921. Il ne s’agit pas, non plus, puisqu’on avait loupé le rendez-vous du trentenaire, de rendre hommage à un pionnier, mais bien de se poser sur les pentes du mont Blanc afin de remporter une prime tout en réalisant un reportage radiophonique et cinématographique pour doubler le gain financier d’un surcroît de notoriété. D’où le choix d’une démarche purement journalistique en installant une rumeur, puis en annonçant, un jour à l’avance, un événement spectaculaire, en maintenant ensuite, et jusqu’au bout un certain suspense et en veillant, enfin, à réussir les meilleures prises de vues, aussi bien terrestres qu’aériennes.

Ensuite, il faut bien reconnaître que la technique de l’atterrissage sur neige était encore balbutiante. Bien entendu, François Durafour avait bien réussi à se poser au même endroit, mais avec un avion beaucoup plus léger et sur une aire, non préparée, mais verglacée et parfaitement dégagée. Comme on le voit sur les images du film tourné au moment de l’atterrissage, l’avion entame sa descente, puis est contraint d’amorcer un virage à gauche pour éviter l’équipe de tournage et, enfin, toucher la neige fraîche sur un terrain en pente à gauche aboutissant sur une pente montante assez raide. L’accident résulte donc principalement d’un défaut de synchronisation entre les différents protagonistes.

Le capotage de l’appareil est, quant à lui, grandement imputable à des lacunes dans la technique d’atterrissage sur glacier, certains pilotes pensant qu’il était encore possible de poser sur neige des avions à roues, comme l’avait fait, en son temps, François Durafour. Pourtant, depuis 1943, le Hauptmann (capitaine) Viktor Hug et le Major (commandant) Pista Hitz, des troupes d’aviation suisses, effectuent des essais fructueux de décollage et d’atterrissage sur neige avec des Fieseler Storch Fi 156 de fabrication allemande, mais ils équipent leurs avions de skis courts afin de glisser sur le manteau neigeux, comme le faisait déjà, en 1929, l’As allemand Ernst Udet dans le film d’Arnold Franck et Georg Wilhelm Pabst intitulé L’Enfer blanc du Piz Palü (titre original allemand : Die weiße Hölle vom Piz Palü) puis dans le film d’Arnold Fanck Tempête sur le mont Blanc (Stürme über dem Mont Blanc) en 1930.

C’est d’ailleurs ce que font ces mêmes officiers lors du sauvetage des passagers et de l’équipage d’un Douglas C-53 ‘Skytrooper’ américain sur le glacier du Gauli en novembre 1946.

Fait moins connu, depuis le début des années 1930, Robert (‘Bob’) Reeve, un Américain ayant créé une petite compagnie aérienne en Alaska, adopte rapidement les skis et décide de tester le décollage et l’atterrissage sur piste en pente en décrivant une courbe d’inversion pour préparer le redécollage. Tout y est, mais cela se passe dans une contrée reculée et à une époque où la communication (la « com… ») ne constitue pas encore une priorité. Aujourd’hui, Bob Reeve est unanimement reconnu comme l’inventeur du pilotage sur glacier…

Pire encore, on redécouvre tardivement que le Suisse René Grandjean a équipé son avion d’un moteur Oerlikon et de skis et qu’il a volé à Davos (Canton des Grisons) le dimanche 14 février 1912… avec le Kronprinz impérial austo-hongrois comme passager.

En résumé, toutes les informations sur les avancées des précurseurs sont disponibles mais on n’a pas encore inventé Internet.

LE DÉCLIC…

Fort de l’expérience acquise pendant le sauvetage sur les pentes du mont Blanc et de l’exemple des officiers suisses, Hermann Geiger, lui-même capitaine dans l’armée, se convainc que la solution réside dans l’adjonction de skis sur les roues de l’avion et dans la définition de procédures permettant de garantir des décollages et des atterrissages sur courtes distances.

Il s’agit donc de trouver un système pour décoller depuis un aérodrome de vallée dont la piste est en herbe ou en dur et permettant d’atterrir sur neige en altitude. Comment assurer cette transition ? On invente donc les skis rétractables actionnés manuellement et mécaniquement par le pilote après décollage. Pour ce qui est du décollage/atterrissage sur courte distance et sur neige, Hermann Geiger décide de profiter de la pente, soit montante pour freiner naturellement la course de l’appareil en fin de poser, soit descendante pour profiter de la portance en décollant les roues du sol le plus rapidement possible. Premier avantage : cette technique est valable aussi bien en été, sur piste en herbe ou en dur, qu’en hiver sur piste enneigée et s’avère aisément transposable tant sur les altisurfaces herbeuses ou rocheuses que sur les aires enneigées ou sur glaciers.

Reste à tester, grandeur nature, le système mécanique et les procédures définies suite à l’accident de Georges Zehr. Le 10 mai 1952, aux commandes d’un Piper de 125 chevaux équipé de skis rétractables, Hermann Geiger se pose pour la première fois sur le Kanderfirn, glacier des Alpes bernoises alimentant la rivière Kandern, ouvrant ainsi la voie au développement des vols en haute montagne et en conditions hivernales.

Éléments recueillis par Bernard Amrhein

 


SOURCES

  • Vidéo du Ciné-Journal Suisse d’octobre 1951 (Ciné-Journal Suisse octobre 1951/George Zehr/Piper Mont-Blanc/ L’Impartial) :

 

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