8 aout 1909 – Le Suisse Eduard Schweizer, dit « Spelterini », survole le massif du mont Blanc et réalise des photographies inédites de la Mer de Glace


Avant l’apparition des avions, au tout début du XXe siècle, la seule manière de se déplacer dans les airs pour réaliser le rêve d’Icare est d’embarquer à bord d’un ballon ou d’un dirigeable. Cependant, piloter un aérostat n’est pas chose facile, car il faut tenir compte, avant tout, de la direction et de la vitesse du vent ainsi que de toutes les autres conditions météorologiques en général. Alors, voler en ballon en montagne, peu d’aéronautes sont capables de se lancer dans une telle aventure. C’est pourtant le genre de défi que se lance – à lui-même – un aventurier au pseudonyme évocateur, en 1909, pratiquement un an avant la première tentative de traversée des Alpes en avion…

RÉSUMÉ

Eduard Schweitzer naît à Bazenheid (dans la région de Toggenburg, dans le canton suisse de Saint-Gall) le mercredi 2 juin 1852. Son père, Sigmund Schweitzer, est tavernier et, lorsqu’Eduard atteint ses huit ans, la famille émigre vers l’Italie du Nord, dans une zone proche de la frontière italo-suisse, dans la province de Côme.

On suppose qu’il poursuit ses études à Lugano, jusqu’à l’âge de 18 ans, avant de se rendre d’abord à Milan, puis à Paris, pour y prendre des cours pour devenir chanteur d’opéra. C’est alors qu’il choisit le pseudonyme de ‘Spelterini’, un nom de scène à consonance italienne sonnant mieux que ʺSchweizerʺ (le ‘Suisse’)… Cependant, sa carrière artistique s’achève rapidement à cause d’une pneumonie sévère.

En tout cas, ‘Spelterini’ est bien présent à Paris au milieu des années 1870 et, en 1877, y obtient sa licence de pilote de ballon de l’Académie d’aérostation météorologique de France.

ASCENSIONS DE PAR LE MONDE

Dans les années 1880, après avoir réalisé 17 ascensions en autonome, ‘Spelterini’ se lance dans les vols commerciaux avec passagers. En 1887, il devient propriétaire de son premier ballon, fabriqué par la maison parisienne ‘Surcouf’, un ballon à gaz d’un volume de 1 500 m3 qu’il baptise ‘Urania’. Son premier voyage avec ce ballon débute le mercredi 5 octobre 1887, au départ de Vienne. Ensuite, ‘Spelterini’ se rend au Royaume-Uni, où il se produit en compagnie d’une acrobate aérienne ayant pour pseudonyme Leona Dare, réalisant des acrobaties suspendue sous le panier de son ballon. Le spectacle proprement dit, tout autant que les vols promotionnels embarquant (gratuitement) des journalistes, lui assurent une grande renommée.

Toujours en compagnie de Leona, ‘Spelterini’ effectue une tournée à travers l’Europe, jusqu’à Moscou, où ils se séparent. C’est alors que l’aéronaute se dirige vers le Sud, effectuant des ascensions à Bucarest (Roumanie), à Salonique et Athènes (Grèce), avant de rejoindre, en Égypte. Après une ascension au-dessus des pyramides de Gizeh au printemps 1890, il poursuit sa pérégrination en se rendant à Naples (Italie), puis Istamboul (Turquie).

En 1891, ‘Spelterini’ s’en retourne en Suisse. À cette époque, il est célèbre pour ses aventures en ballon. Le dimanche 26 juillet, il effectue sa première ascension dans la Confédération au départ de la Heimplatz de Zurich. D’abord très sceptique, le public est rapidement conquis et l’attraction attire des foules venues de Zurich même, de Winterthur, de Saint-Gall, d’Interlaken, de Vevey… Ses efforts attirent également l’attention des scientifiques. À diverses occasions, ‘Spelterini’ effectue des ascensions en compagnie de scientifiques, uniquement dans le but de mener des expériences : avec des physiciens pour étudier l’atmosphère, avec des médecins pour étudier les cellules sanguines humaines à basse pression atmosphérique, avec des géologues pour étudier la terre d’en haut.

Un jour, le géologue Albert Heim propose à ‘Spelterini’ de traverser les Alpes en ballon. Pour mener cette entreprise, il faudrait un ballon de plus grande taille. Grâce à certains mécènes, il peut acheter le ‘Wega’, deux fois plus volumineux que ‘Urania’, avec un volume de 3 260 mètres cubes. Avec lui, Heim et ‘Spelterini’ envisagent de voyager de Sion, dans le canton du Valais, vers le canton d’Uri. Malgré des conditions météorologiques défavorables, le voyage débute le 3 octobre 1898. Les vents poussent alors le ballon vers le massif des Diablerets, puis plus à l’ouest encore, vers le lac de Neuchâtel et les monts du Jura, jusqu’à ce qu’il perde de l’altitude près de Besançon, en France. Une grande partie du voyage s’est effectué à des altitudes comprises entre 5 000 et 6 000 mètres d’altitude.

Pendant les années suivantes, ‘Spelerini’ survole les Alpes à plusieurs reprises avec son ballon, en tous sens… En 1904, il passe plusieurs mois en Égypte et, en 1911, il voyage même en Afrique du Sud, retournant à chaque fois en Suisse dans l’intervalle.

LA GÉOGRAPHIE AÉRIENNE

Vers 1893, ‘Spelterini’ embarque un appareil photographique à bord de son ballon et commence à effectuer des prises de vues pendant ses vols. Il n’est certainement pas aisé de prendre des photographies avec un équipement pesant entre 40 et 60 kilogrammes et, surtout, avec un temps d’exposition d’au minimum un trentième de seconde. Pourtant, ‘Spelterini’ rapporte d’étonnantes photographies de paysages, qui remporteront plusieurs prix lors des expositions aéronautiques de Milan, de Paris, de Bruxelles ou de Francfort. Pour Albert Heim, les photos du ‘Kapitän’ offrent une nouvelle perspective sur le relief des Alpes. ‘Spelterini’ présente ses photographies sous forme de projections de diapositives lorsqu’il se rend de Stockholm à la ville du Cap, en Afrique du Sud, fascinant ses auditoires et terminant ses conférences sous les ovations du public et les louanges de la presse locale, qui rend compte de ses prestations avec enthousiasme.

Il y a cent ans, les photographies prises par Eduard Spelterini à partir de son ballon faisaient sensation : jamais auparavant on n’avait vu du ciel les villes suisses, les Alpes et plus tard l’Égypte et l’Afrique avec une telle clarté. Les images ont été oubliées jusqu’à ce que les plaques de verre soient découvertes, en 2007 dans les archives bernoises, par Hilar Stadler, du musée Bellpark. Désormais, ces photos spectaculaires peuvent être contemplées au musée Zeppelin de Friedrichshafen, en Allemagne.

TRAVERSÉE DU MASSIF DU MONT BLANC

Le jeudi 8 août 1909, le ballon, le ‘Sirius’, s’envole de Chamonix-Mont-Blanc (74/Haute-Savoie) vers 12h 30 avec, à son bord Spelterini, le pilote, et trois passagers : le Comte de Chateaubriand, Otto Dunker et Frantz Reichel.

À la fin de son vol, le ballon se pose dans la région du Tessin (Suisse). La dépêche qu’ils envoient en Haute-Savoie met fin à un suspense insoutenable. Sans nouvelle d’eux, on les croyait morts en montagne…

LE DÉCLIN DE L’AÉROSTATION

Pour ‘Spelterini’, le déclenchement de la première guerre mondiale signifie la fin des voyages car les frontières sont fermées et ses aérostats cloués au sol.

Il se retire alors à Coppet, à proximité de Genève, avec son épouse Emma (née Karpf), qu’il a épousé le mercredi 28 janvier 1914 en l’église de St Martin-in-the-Fields (Saint-Martin-des-Champs), à Londres. Cependant, malgré une situation financière confortable, ses économies fondent comme neige au soleil pendant les années d’après-guerre du fait d’une inflation galopante. À cette époque, l’avion supplante définitivement le ballon et plus personne ne se souvient de ses exploits passés, le héros tombe littéralement dans l’oubli. En 1922, il est contraint de se donner en spectacle dans les jardins de Tivoli, à Copenhague (Danemark), posant pour des photos et embarquant des quidams pour de courtes ascensions en ballon captif, ce qu’il déteste au plus haut point.

Complètement désabusé, il se retire enfin à Zipf, près de Vöcklabruck (Haute-Autriche), où il achète une maison et survit grâce à la vente des œufs produits par ses 300 volailles. En 1926, il tente de revivre, une dernière fois, ses anciennes aventures en ballon. Grâce à l’aide financière de certains de ses amis, il loue un ballon et décolle de Zurich, mais perd connaissance pendant le voyage, son passager réussissant comme il peut un atterrissage de fortune dans le Vorarlberg (Autriche occidentale).

‘Spelterini’ rentre alors à Zipf, où il décède dans un anonymat presque total le mardi 16 juin 1931.

ÉPILOGUE

Eduard Schweizer, dit ‘Spelterini’, aura eu une vie bien remplie. Cependant, ce qui reste de ce personnage pittoresque, ce sont bien les prises de vues effectuées à grande hauteur, surtout celles de sites emblématiques comme les pyramides d’Égypte, la mer de glace ou le Cervin, par exemple.

Or, les photographies de nos montagnes prise au début du siècle dernier nous permettent de constater, de visu, et de manière incontestable, la quasi disparition de la mer de Glace et des langues de glace adjacentes. Elles constituent donc un témoignage, pour ne pas dire une preuve du recul des glaciers dans cette partie du monde, d’autres photographies anciennes permettant d’établir un constat analogue sur d’autres continents.

À sa modeste échelle, l’intrépide aéronaute aura légué aux générations actuelles un testament sur l’évolution climatique de la planète. On pourra toujours se lamenter de la perte d’une partie de notre patrimoine mondial, mais nous devons surtout en conclure que rien n’est jamais figé, que tout bouge, en permanence, et qu’il ne nous reste qu’à nous adapter à un monde en constante transformation, à défaut de pouvoir le préserver, ambition illusoire s’il en est à l’échelle de nos faibles moyens…

Éléments recueillis par Bernard Amrhein


SOURCES

VIDÉOTHÈQUE

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