ÉDITORIAL 12 / Un avion suisse se pose sous le mur de la côte (mont Blanc)


Un avion suisse se posant sur le dôme du Goûter, on avait déjà vu ça le samedi 30 juillet 1921, avec François Durafour et, avec moins de succès il est vrai, le vendredi 5 octobre 1951, lors de la tentative malheureuse du journaliste Georges André Zehr. Cependant, le posé du mardi 18 juin 2019 n’a rien d’un exploit et ne cherche pas à commémorer quelque évènement que ce soit. Bien au contraire, il s’agit d’une initiative personnelle et, pour tout dire, d’une démarche commerciale et proprement égoïste consistant à déposer un client 300 mètres sous le sommet du mont Blanc, pour le gravir plus facilement. Un événement qui aurait pu rester de l’ordre de l’anecdote s’il n’avait pas déclenché une polémique préjudiciable à l’ensemble de la communauté des pilotes de montagne, de la région et d’ailleurs…

LES FAITS

Nous sommes le mardi 18 juin 2019 à l’aube, il fait beau et de nombreux grimpeurs s’élancent sur les pentes sommitales du mont Blanc. Jusque-là, tout paraît normal.

Le posé

Subitement, un Piper immatriculé en Suisse tente de se poser au dôme du Goûter, comme prévu sur le plan de vol établi par l’Aéroclub de Genève mais, face à l’affluence des cordées tentant d’approcher le sommet, il tournoie à plusieurs reprises autour du mont Blanc, comme le relate un témoin oculaire, puis se pose enfin, à 7 h 40, 1,6 km au sud-ouest du dôme, dans un secteur interdit situé entre le mur de la Côte et les rochers Rouges supérieurs, à 4 450 mètres d’altitude.

Décalage

Que dit la réglementation en vigueur ? Le Service de l’Information Aéronautique (SIA) français établit et diffuse les publications aéronautiques françaises (Aeronautical Information Publications [AIP]). L’une d’elles concerne les altisurfaces, zones situées en montagne où des avions peuvent se poser sous certaines conditions. Celle du glacier du dôme du Goûter se situe à deux kilomètres au nord-ouest du sommet du mont Blanc, y est-il précisé.

Très populaire et particulièrement fiable, le site de référence Flightradar24 permet de reconstituer les parcours du Piper genevois les jours précédant l’incident. Et les données fournies sont édifiantes : on y découvre le trajet de l’appareil le mardi 18 juin, jour où la polémique éclate, ainsi que sa position exacte après atterrissage.

Selon cette source, le Piper semble avoir atterri hors zone autorisée, à environ un kilomètre au sud-est de l’altisurface. On y apprend également que le même avion s’était déjà posé sur les contreforts du mont Blanc deux jours auparavant, le dimanche 16 juin…

But de la manœuvre

Pourtant très expérimenté (9 200 heures de vol à son actif), le pilote, qui plus est contrôleur aérien à Genève et guide de haute montagne, y dépose un client pour effectuer, en sa compagnie, les derniers 357 mètres d’ascension les séparant du plus haut sommet des Alpes. On nage en plein délire…

C’est donc un aéronef vide de ses occupants que les gendarmes du Peloton de gendarmerie de haute montagne (PGHM) de Chamonix contrôlent en attendant le retour des contrevenants. À son retour à l’appareil, le pilote est tout étonné de se voir verbalisé pour atterrissage dans une zone interdite et pour… défaut d’oxygène (bouteilles d’oxygène et masques) à l’intérieur de l’avion en cas d’hypoxie.

TOLLÉ EN FONDS DE VALLÉES

À Chamonix, tout comme à Saint-Gervais-les-Bains, les élus sont en colère. De surcroît, le mercredi 26 juin 2019, ils doivent déplorer la mort d’un parapentiste dans le cadre d’un rassemblement prémédité (150 personnes tout de même) au sommet du mont Blanc. Surtout, ils doivent faire face, en saison estivale, à un afflux croissant de promeneurs non équipés ou d’hurluberlus en quête de reconnaissance et la Justice devrait frapper un grand coup, contribuer à mettre un terme à ces dérives. C’est pourquoi les mêmes élus, mais aussi et surtout les médias puis, dans leur sillage, les populations locales, attendent beaucoup d’un procès, qui doit être organisé dans la région dès que possible.

La localisation de l’avion fait bien partie des enquêtes suisses et françaises, mais ne constitue aucunement le cœur de la polémique. L’important, c’est de déterminer ce que venaient faire les deux personnes décollant de Genève en ces lieux : de la formation ou de l’entraînement « à la pratique des atterrissages en montagne, qui est à l’origine du sauvetage aéroporté », comme l’a affirmé l’aéroclub de Genève ? Ou s’agit-il une « dépose de passager » en vue d’une escalade facilitée du sommet, comme l’estiment les autorités françaises ? Pourtant, les règles d’autorisation des altisurfaces sont parfaitement claires : ces aires ne sont pas utilisables pour des activités de loisirs ou des activités commerciales…

Dès le lendemain de l’incident, le journal télévisé de la Radio Télévision Suisse (RTS) présenté par Dariu Rochebin (maintenant sur la chaîne française LCI) rend compte de l’émotion suscitée dans la vallée de Chamonix, dans laquelle les sources de nuisance sont particulièrement nombreuses :

Ajouter la vidéo de la RTS : 

UNE AUDIENCE ÉDIFIANTE

Malheureusement, organisée au tribunal correctionnel de Bonneville le jeudi 19 novembre 2020, l’audience tant attendue tourne au désavantage des parties se sentant lésées. En effet, se présentant comme un amoureux inconditionnel de la montagne, bien incapable de nuire aux communautés des alpages et des vallées, le contrevenant plaide la bonne foi en déclarant être persuadé s’être posé dans les limites de la zone autorisée du dôme du Goûter.

Que coûte un posé en zone interdite ?

Incontestable, le non-respect d’arrêtés préfectoraux définissant les zones d’atterrissage dans le secteur depuis les années 1960 est sanctionné d’une contravention d’un montant de…. 38 €.

« Il s’agit du montant maximum de l’amende prévue pour les contraventions de première classe… », précise à l’Agence France Presse (AFP) le procureur de la République, Patrice Guigon, confirmant des informations données par le quotidien régional Le Dauphiné Libéré.

Que coûte une dépose de passagers en haute montagne ?

Si la dépose de passager dans une zone réservée est également avérée, il reste cependant extrêmement difficile d’associer une quelconque peine à l’infraction. En effet, le non respect de l’article L363-1 du Code de l’Environnement, qui interdit « les déposes de passagers à des fins de loisirs par aéronefs dans les zones de montagne », sauf aérodromes répertoriés, ne prévoit pas de sanction en cas d’infraction, comme l’avait déjà expliqué en juin 2019 le procureur de Bonneville…

Cet article ne sert donc qu’à effrayer les moineaux, autrement dit l’immense majorité des pilotes respectueux de la réglementation en vigueur tout comme de la faune et de flore locale…

Encore un bel exemple d’inefficacité de notre belle administration et de l’esprit français, prompt à théoriser toute chose et à légiférer à tout va, mais peu soucieux de faire appliquer lois et règlements une fois ceux-ci promulgués.

Quid du défaut d’oxygène ?

Sentant qu’il leur serait difficile de faire condamner le contrevenant aux seul motifs d’un posé hors zone autorisée et de dépose de passagers à des fins de loisir en haute montagne, les gendarmes ont beaucoup insisté sur le défaut d’oxygène, dûment constaté le 18 juin 2019 par le commandant du PGHM en personne. Pour assurer ses arrières, l’officier avait sollicité la Brigade de gendarmerie des transports aériens (BGTA) de Chambéry/Aix-les-Bains pour savoir si l’avion de tourisme devait posséder de l’oxygène de subsistance à son bord. Selon l’organisme sollicité, cela aurait dû être le cas.

Cependant, à la barre, le pilote a beau jeu de plaider un flou dans la réglementation européenne pour se justifier :

« Certains textes disent que c’est au commandant de bord de décider si l’emport d’oxygène est nécessaire. Je n’ai pas jugé que c’était le cas car mon client était un habitué de ces altitudes élevées. »

Au final, et contre toute attente, le tribunal se range à l’avis du contrevenant, apparemment plus éclairé que celui des représentants français de la loi et de l’ordre, une fois de plus humiliés par leur propre Justice…

La réaction de l’avocat du contrevenant

Il est par ailleurs assez cocasse de noter que, dans sa plaidoirie, l’avocat du contrevenant déplore les jugements à l’emporte-pièce lus sur les réseaux sociaux ainsi que le battage médiatique autour de son client :

« J’ai un peu l’impression qu’on veut en faire un exemple. Mon client a sauvé par le passé un parapentiste au prix d’une action héroïque et s’était proposé pour des actions de nettoyage dans le massif du Mont-Blanc en 2015 auprès du maire de Chamonix. On est loin de l’image qu’on a bien voulu lui donner (sic). »

Nos lecteurs apprécieront.

RETOUR DE MANIVELLE

Toujours est-il que quelques mois après ce jugement exemplaire, le maire de Chamonix et son homologue de Saint-Gervais-les Bains partent en campagne contre les avions de tourisme s’entraînant à l’atterrissage et au décollage sur glacier(s).

Dans un communiqué conjoint publié le mardi 13 avril 2021, les maires de Chamonix et de Saint-Gervais-les-Bains (74/Haute-Savoie) appellent une nouvelle fois l’État à mieux encadrer, et ce « dans les plus brefs délais » s’il vous plaît, l’aviation de loisir dans le massif du mont Blanc, les associations Mountain Wilderness et Pro-Mont-Blanc leur emboîtant le pas.

Dans un premier temps, Éric Fournier, Maire de Chamonix, indique que, « certains week-ends du printemps, les grands glaciers du massif “servent d’altisurfaces pour l’entraînement des pilotes”, ce qui crée “une nuisance assez considérable” dans toute la vallée et pour la faune sauvage ». Et l’article d’ORANGE ACTU d’ajouter : « “Est-ce encore normal que des pilotes puissent faire plusieurs posés et redécollages sur un même glacier dans la même journée ?”, demande-t-il en évoquant des photos avec “4 ou 5 avions posés sur le glacier le même jour” ».

À la mi-mai 2021, la sanction collective tombe : un article d’Aérobuzz en date du vendredi 14 mai 2021 annonce l’établissement, entre le mardi 1er juin et le vendredi 15 octobre 2021, d’une Zone restreinte temporaire (ZRT) autour du sommet du mont Blanc, « pour tous les aéronefs, sauf pour les secours, le travail aérien du secteur et les aéronefs électriques avec équipage à bord… », ce qui exclut de facto les drones aériens.

ÉPILOGUE

Quelles leçons tirer de cet enchaînement de décisions ? Certes, « on ne discute pas d’une décision de justice », mais on peut tout de même se poser certaines questions. En effet, un pilote étranger se pose sciemment dans une zone interdite et écope d’une contravention de 38 €, nullement dissuasive. En revanche, il interprète une législation européenne à son aise et la Cour le suit. Mieux encore, il se pose (par deux fois) à hauteur du dôme du Goûter, abandonne son appareil et monte, avec son client, au sommet du mont Blanc, et personne n’a le droit de s’en offusquer.

A contrario, quelques pilotes s’entraînent-t-ils plus que de coutume sur les glaciers du Massif du mont Blanc (et ce pour des raisons parfaitement documentées), et la foudre s’abat sur toute la communauté des pilotes de montagne.

Les photographes animaliers en auront certainement pour leur compte mais la saison estivale à venir s’annonce d’ores et déjà (il suffit de suivre l’actualité) propice aux accidents de toute nature. Une fois de plus, libérés du ronronnement des aéronefs à voilure fixe et à moteur thermique, les montagnards aux oreilles délicates terminant leur course auront tout loisir de déchaîner leur ire contre les turbines des aéronefs à voilure tournante portant secours à des congénères moins chanceux qu’eux…

Bernard Amrhein


SOURCES

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