Par le lieutenant Didier POTELLE, Pilote de la Gendarmerie de la Section d’hélicoptères de la Gendarmerie (SHG) de Bron (69/Rhône)
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Décembre 1962 – Depuis huit jours, je suis revenu à Chambéry/Bourget-du-Lac (73/Savoie). L’armée de l’Air a demandé que je sois détaché pendant quinze jours afin de former les moniteurs à la haute montagne (ceux que je connaissais sont à Villacoublay). Tout se passe très bien. La plupart des moniteurs sont devenus des copains, alors qu’il y a quelques années, j’étais leur élève !
Nous volons chaque jour dans le massif du mont-Blanc où nous travaillons sur le dôme du Goûter (4 300 mètres d’altitude). Tout se passe sans aucun problème. Ce sont des élèves de choix, exerçant leurs fonctions depuis des années… Le 11 décembre en matinée, je fais trois séances d’une heure chacune… nous atterrissons une quinzaine de fois sur le dôme. Vers 14 h 00, je repars avec un jeune adjudant. Directement, nous montons au dôme. Il y a un vent de 80 km/h qui facilite notre travail. Huit fois de suite, nous nous posons malgré la turbulence et nous entreprenons la dernière approche avant de redescendre. En finale, à environ trois mètres de haut, sans que rien ne le laisse prévoir, le vent tombe à zéro. En une seconde, nous sommes plaqués au sol. J’ai tiré comme une brute sur le « pitch » (commande de pas général) afin d’amortir le choc.
J’ai manœuvré en même temps le coupe-feu pour éviter l’incendie. Nous voici aplatis, le patin droit est faussé, une porte cassée… Je descends et procède à une inspection minutieuse de l’appareil… Il semble qu’il n’y ait pas d’autres dégâts, sauf peut-être la turbine à qui j’ai beaucoup demandé au moment de l’impact. En principe, il est quasiment impossible de remettre une turbine en marche à plus de 4 000 mètres : le ralenti est réglé pour une altitude standard, celle du niveau de la mer.
Tant pis… je tente la mise en route… l’embrayage rotor est un peu « dur » mais ça réussit. Mon élève n’a pas prononcé un mot depuis le crash. Au moment où je vais essayer de décoller, il déboucle sa ceinture et s’élance en courant sur le Dôme en criant : « Je ne veux pas crever là-dedans ! »
Que faire ! Je suis certain de pouvoir regagner Chamonix ou Le-Fayet, mais je ne peux laisser cet imbécile tout seul dans la neige ! La rage au cœur, j’appelle Genève-Cointrin. J’annonce l’accident, notre position et j’annonce également mon intention de gagner le refuge Vallot à pied… ce n’est pas loin… (Ouais !). Nous quittons la machine vers 15 heures… Au passage du col du Goûter, nous progressons dans la neige jusqu’au ventre ! Et le brouillard se lève… je regarde ma montre… il faut absolument gagner le refuge avant la nuit… ; nous n’y sommes pas encore ! C… est en soulier bas ! Il n’a que son blouson de vol et le pantalon bleu marine de son uniforme… (montagnard d’occasion !). Petit à petit (nous soufflons comme des phoques), nous grimpons vers le refuge Vallot. Les derniers cents mètres ne sont que verglas, mon compagnon se casse 36 fois la figure… Enfin, nous parvenons à notre objectif. Déception ! La porte est fermée et coincée par un amoncellement de neige gelée. Impossible de l’ouvrir ! Nous n’allons pas rester dehors ! Avec mes grosses chaussures, à coups de talon, je parviens à enfoncer la tôle d’aluminium. Nous tirons dessus tous les deux ce qui nous permet d’entrer dans ce caisson métallique. Nous sommes pour ce soir, en sécurité.
Du fait de la saison d’hiver pendant laquelle personne ne vient, le refuge n’a pas été ravitaillé : pas de combustible, pas de nourriture, pas d’allumettes, pas de couvertures ! Les lits, les bancs et la table sont en métal ! Consternation ! Pour ma part, j’ai bien déjeuné ce midi, je tiendrai le coup (c’est une habitude que j’ai prise à chaque mission de montagne), mais mon compagnon n’a pas pris cette précaution. Il a les pieds trempés et gelés, il grelotte… et il panique : il pleure sa femme et ses enfants qu’il ne reverra plus. À cette saison on ne pourra venir nous chercher… etc. etc. Je tente de le réconforter : Genève a dû fonctionner, les secours vont s’organiser.
Pendant la nuit, la tempête s’est levée. En plein mois de décembre, elle peut durer plusieurs jours… Je me garde bien d’en parler. Le thermomètre du refuge marque -40°C !
À un moment donné, C… est pris d’un besoin urgent. Mais tout est fermé, bloqué, impossible de se soulager. Dehors, il fait trop froid… Tant pis, il se soulage dans un coin du refuge… Cela ajoute à la gaieté de la situation… Nous nous agitons pour éviter de nous refroidir. J’ai découvert une espèce de couverture dans un coin. Nous nous collons l’un contre l’autre dans le lit et nous enroulons dans cette pauvre trouvaille….
Enfin, le jour se lève et le vent tombe. Je sors. Le ciel est bleu, j’assiste à un magnifique lever de soleil… pour moi tout seul. Quelques minutes après, un ronflement. C’est un Nordatlas (Nord 2501)… Il passe au-dessus, fait un virage et largue un paquet parachute… qui s’éloigne en nous narguant… et tombe dans une crevasse. Nous avons failli… mais l’équipage de l’avion nous a repérés ! Puis c’est un Flap, Flap bien connu. Les pilotes Jean Ladhuie et Didier Potelle autour d’une l’Alouette II en juillet 1961 Et je vois arriver ma deuxième Alouette pilotée par Ladhuie qui amène au refuge le patron des Guides, Paul Roman. Il est 8 h 30. Dès qu’il a le pied à terre, il vient vers moi et m’embrasse : « Mon pauvre vieux, j’ai bien cru que cette fois tu allais y rester ! » Il ne peut m’offrir qu’un vieux morceau de chocolat qu’il trouve au fond de son sac. Je me régale.
Ladhuie redescend C… Je reste avec Roman. Je ne redescendrai que vers 13 heures. Je suis très attendu sur la patinoire… Sans perdre de temps, avec notre deuxième Alouette, je remonte Ladhuie sur le dôme du Goûter après que les mécanos, que lui-même a déposés près de notre machine, ont réussi à la mettre en état de vol. Ladhuie parvient à décoller, mais la turbine s’arrête pendant le vol, il termine en autorotation dans un champ derrière la patinoire.
Le Docteur Dartigues m’examine : j’ai un doigt gelé, j’ai mal aux reins (sans doute le choc).
Après les inévitables palabres consécutifs à notre accident, je reviens au Bourget-du-Lac où l’on me fait « arroser » mon « sursis »…
Puis, c’est le retour à Paris où je reprends mes activités normales. Coup de fil du Directeur qui me félicite de l’issue heureuse de notre « pépin »… on n’en parle plus…
Peut-être cet accident est un avertissement. « Il faut savoir jusqu’où l’on peut aller trop loin ». Suis-je allé trop loin ?
Didier Potelle
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Extrait de Ici Ventilateur, pages 90, 91 et 92. Brochure dactylographiée réalisée par les services de Diffusion de l’École des Sous-Officiers de Gendarmerie de Montluçon. Édition privée, publié en 1984 – 180 pages – format : 29.5 x 21.5 cm.