Le lundi 13 janvier 1964, la dérive d’un bombardier américain B-52D ‘Stratofortress’ se rompt à cause des turbulences causées par une tempête hivernale et l’appareil s’écrase dans la Savage River State Forest, dans l’État du Maryland. Il s’agit d’un accident nucléaire sur le sol américain car les deux bombes nucléaires transportées par l’appareil sont retrouvées « relativement intactes au milieu de l’épave », sécurisées par le 28th Ordnance Detachment de Fort Meade puis déplacées, deux jours, plus tard sur l’aéroport de Cumberland.
RÉSUMÉ
En provenance du Massachusetts, le B-52D se dirige vers la Georgie dans le cadre d’une mission ‘Chrome Dome’ en Europe. Près de Meyersdale, à l’est de Salisbury (Pennsylvanie) et après plusieurs changements de niveau pour éviter les turbulences sévères, la dérive se détache et l’appareil devient incontrôlable. Le pilote ordonne alors à l’équipage de sauter en parachute et l’avion s’écrase en rase campagne. L’épave de l’avion est retrouvée à Stonewall Green. Aujourd’hui, le lieu de l’accident se situe dans une prairie privée d’Elbow Mountain, dans la Savage River State Forest, le long du sentier public de Savage Mountain.
RÉCIT DU DRAME
À 1 h 38 du matin, l’USAF B-52D ‘Stratofortress’, indicatif ‘Buzz 14’, est au niveau de vol 295 au-dessus de Savage Mountain (Maryland).
Le Major (commandant) McCormick, Pilote de l’United States Air Force (USAF), y voit à peine.
Il traverse un voile blanc et les rafales de vent à 29 500 pieds (8 991 m) sont si fortes qu’il se voit contraint communique avec le centre de contrôle de la circulation aérienne de Cleveland pour obtenir l’autorisation de passer au niveau de vol 330, soit 33 000 pieds (10 058 m). Il essaie de faire passer son B-52 au-dessus du blizzard hivernal.
— Cleveland Control, ici Air Force Buzz un-quatre, demande montée au niveau trois-trois-zéro. Temps, au-dessus de…
— Roger Buzz un-quatre, ici Cleveland Control. Ahhh… Tenez-vous prêt…
Le bombardier de McCormick doit trouver une zone d’air stable ou risquer de se désintégrer, de décrocher et de tomber à pic. Mais, contrairement à un avion de ligne, les deux passagers de McCormick sont très spéciaux et, surtout, létaux.
En efffet, ‘Buzz 14’ transporte deux bombes thermonucléaires B-53 de neuf mégatonnes chacune. Ces munitions comptent parmi les plus grosses armes nucléaires de l’arsenal américain et équipe également l’ICBM (Intercontinental Ballistic Missile/Missile balistique intercontinental) LGM-25C Titan II, un gigantesque missile balistique conçu pour détruire des installations souterraines soviétiques secrètes et anéantir des villes russes. Mais, dans ce cas, ‘Buzz 14’ les « promène » au-dessus de l’est des États-Unis d’Amérique…
Pourtant, McCormick a une autre préoccupation. Son bombardier nucléaire a été dérouté après que son équipage d’origine eût signalé un problème technique. La mission a débuté dans le cadre de la patrouille aéroportée d’alerte nucléaire ‘Chrome Dome’, mais a été forcée d’atterrir à Westover AFB (Air Force Base), dans le Massachusetts, en raison d’une urgence en vol, dans ce cas, une panne moteur. Après le déroutement en vol, les armes nucléaires ne sont pas déchargées.
Les problèmes techniques propres aux B-52 ne sont pas nouveaux. Trois jours plus tôt, un problème de structure avec un B-52-H, le numéro 61-0023, donne lieu à un incident célèbre lorsque sa dérive est arrachée par la tourmente. L’avion trouve ensuite des conditions relativement calmes et réussit à atterrir en toute sécurité. Une célèbre photo de l’appareil, toujours en vol avec sa queue complètement arrachée, devient l’une des plus connues du bombardier B-52.
À ce moment, ‘Buzz 14’ a besoin de trouver de l’air relativement calme lui aussi. S’il est lui aussi victime d’une panne moteur ou d’une perte de queue dans ce blizzard, il ne sera pas aussi chanceux que le 61-0023 trois jours avant. Et le 61-0023 n’embarquait pas de bombes nucléaires à son bord, lui…
McCormick abandonne sa main de velours et enfile le gant de fer d’un homme tentant de maîtriser une machine hors de contrôle. Les pédales du palonnier s’inversent, les oscillations sauvages de la gouverne de profondeur ne semblent pas avoir d’effet sur l’assiette de l’avion. Essayer de maintenir la ‘Stratofortress’ à ce niveau de vol dans un ciel glacé et hurlant a tout du bras de fer avec un abominable bonhomme de neige.
ET, SOUDAIN, PLUS RIEN…
Tout à coup, les pédales deviennent légères car les commandes du gouvernail de profondeur sont sectionnées. L’avion pivote et entame un mouvement de lacet. Serpentant sauvagement, d’abord d’un côté, puis glissant dans l’autre sens sur l’air gelé, dans la bourrasque de neige aveuglante. McCormick et son copilote, le capitaine Parker Peedin, sont des pilotes de bombardiers expérimentés. Ils tentent d’utiliser les ailerons pour stabiliser le bombardier, mais impossible de trouver un point d’appui dans le maelstrom glacé à l’extérieur. Le B-52 se transforme en disque volant géant pour armes nucléaires, qui amorce une vrille à plat et dérape en vol contrôlé.
À cinq milles au-dessus du sol, ‘Buzz 14’ se met sur le dos dans le blizzard, manœuvre fatale.
Les sièges éjectables du B-52 fonctionnent lorsque des propulseurs miniatures font sauter les écoutilles de l’aéronef, entraînant une décompression rapide du poste de pilotage et un hurlement d’air arctique à vitesse quasi supersonique, à 500 Miles Per Hour (MPH/Miles par heure). Les sièges du navigateur et des opérateurs radar s’éjectent vers le bas… quand l’avion est à l’endroit, mais ‘Buzz 14’ est maintenant à l’envers et perd rapidement de l’altitude.
Contre toute attente, le B-52 se remet à l’endroit, cette fois-ci avec une assiette correcte. Moment que les membres d’équipage mettent à profit pour atteindre les poignées des sièges éjectables. Les éjecteurs explosifs ouvrent les écoutilles lorsque le pilote ordonne « Éjection, éjection, éjection… » à travers l’interphone.
Le Major (commandant) Tom McCormick (pilote), le Captain Parker Peedin (copilote), le Major Robert Lee Payne (navigateur) et le TechnIcal Seargent (TS) Melvin E. Wooten (mitrailleur de queue) ont tous réussi à actionner leur siège éjectable et à évacuer l’appareil dans le ciel noir et glacial. Probablement, en vie.
Cependant, le Major Robert Townley reste coincé à l’intérieur de la carlingue du B-52, soit du fait de la force centrifuge, soit à cause de son harnais de parachute… Peut-être son siège éjectable a-t-il mal fonctionné, peut-être a-t-il été assommé ou victime d’une rupture des os. En tout état de cause, il ne s’en est jamais sorti et son corps a été découvert, quelques jours plus tard, dans l’épave.
Cependant, les survivants les plus critiques, du moins en termes de sécurité nationale, ce sont les deux bombes nucléaires B-53, bien actives, qui reposent dans le sol, sans surveillance.
SORT DES MEMBRES D’ÉQUIPAGE
Seul membre d’équipage à ne pas s’être éjecté, le bombardier-radar décède dans l’accident et n’est localisé que plus de 24 heures après le crash. Le navigateur et le mitrailleur de queue meurent à cause d’hypothermie dans la neige…
Le corps gelé du navigateur n’est retrouvé que deux jours après l’accident, à 10 km du lieu de l’impact et 5 km de l’endroit où son parachute orange est retrouvé, accroché dans un arbre près de Poplar Lick Run. Il tombe de plus de trente pieds à travers l’arbre, souffrant de blessures provoquées par les branches, sa tente de survie et d’autres équipements restés dans l’arbre. Il essaie ensuite de trouver un abri et rampe, tombant finalement, dans l’obscurité totale, le long d’une pente raide, dans une rivière.
Le mitrailleur de queue atterrit dans le ‘Dye Factory Field’, se déplace de 90 mètres dans l’obscurité avec une jambe brisée et d’autres blessures, jusqu’au talus surplombant la rivière Casselman. Ses jambes sont gelées lorsque son corps est retrouvé cinq jours plus tard, à 700 mètres de Salisbury.
Le pilote survit à l’éjection au-dessus de la crête de Meadow Mountain, dans le Maryland, près de la ligne Mason-Dixon et atterrit en relativement bon état. Il signale avoir vu des lumières au sol pendant sa descente en parachute et il est retrouvé par un autochtone qui le conduit à l’auberge de Tomlinson (Tomlison Inn) sur la National Road, près de Grantsville (Virginie-Occidentale), où il rend compte de l’accident par téléphone.
Enfin, le copilote survit également à l’éjection, atterrit près de New Germany Road, mais subit une épreuve de survie de 36 heures, dans des conditions hivernales difficiles, avant d’être retrouvé. Le reste de l’équipage, le bombardier-radar, le navigateur et le mitrailleur de queue, n’ont pas survécu.
QUESTIONNEMENTS
C’est là que l’histoire pourrait s’égarer vers une fiction digne d’un roman de Tom Clancy, de MacLean ou de Ian Fleming. Les trois auteurs ont lancé des histoires du même type : ‘Ice Station Zebra’, ‘Thunderball’, ‘The Sum of All Fears’. Le roman ‘Thunderball’ d’Ian Fleming est publié en 1961, trois ans avant le crash de ‘Buzz 14’. L’adaptation cinématographique de ‘Thunderball’ sort en 1965, un an après l’incident de ‘Buzz 14’. Une fiction qui raconte l’horreur d’une arme nucléaire ou d’un bien essentiel à la sécurité nationale perdu, quelque chose qui est arrivé plus souvent que vous ne l’imaginez. Quelques-uns n’ont jamais été retrouvés.
Des armes nucléaires « relativement intactes »
Dans le cas qui nous occupe, les armes sont rapidement retrouvées sur le territoire de la ferme verte de Stonewall. Elles ne sont pas entièrement sécurisées, mais « …relativement intactes… » selon l’U.S. Air Force. Il est assez effrayant de penser que des bombes ‘A’ radioactives se retrouvent perdues dans les bois de l’est des États-Unis d’Amérique, sans surveillance.
Incohérences dans le récit
On peut noter quelque incohérences troublantes… au sujet des rapports sur le crash du ‘Buzz 14’.
Ainsi, le commandant de bord déclare après le crash : « J’ai rencontré des turbulences extrêmes, l’avion est devenu incontrôlable et j’ai ordonné à l’équipage de s’éjecter. Je me suis ensuite tiré d’affaire après m’être assuré que les autres membres d’équipage étaient sortis ». Mais le major Robert Townley n’a jamais pu quitter l’appareil. Un récit suggère même que le navigateur, le major Robert Lee Payne, assis à côté de Townley dans le B-52, a peut-être tenté d’aider Townley à remettre son harnais de parachute après une pause dans les toilettes de l’avion. S’il l’a fait, nous ne le saurons jamais. Le Major Payne décède lors de l’impact.
D’autre part, le compte rendu officiel de l’U.S.Air Force suggère que le B-52 se trouvait à 29 500 pieds au moment de son premier appel radio au contrôle de la circulation aérienne de Cleveland et que l’équipage a demandé une montée à 33 000 pieds pour sortir des turbulences. Pour la plupart des pilotes, cela fait sens. D’autres sources, dont le ‘The Baltimore Sun’, corroborent ce profil de vol.
Cependant, un article du journaliste David Wood, du ‘Newhouse News Service’, cite les transcriptions radio réelles au moment de l’accident. Selon lui, l’équipage du B-52 aurait au contraire demandé une descente de 33 000 à 29 500 pieds. Pourquoi ? En outre, l’article de Wood mentionne que l’équipage aurait utilisé son indicatif d’appel de l’U.S. Air Force dans les cadre de ses échanges avec le contrôle aérien civil, une pratique apparemment inhabituelle pour un bombardier transportant des armes nucléaires. Aujourd’hui, les avions transportant des armes nucléaires, comme les bombardiers furtifs B-2 ‘Spirit’ transitant dans l’espace aérien civil peuvent utiliser un indicatif d’appel pour éviter la détection par les radios-amateurs civils (scanners radio de l’Air Traffic Contol [ATC]). Récemment, l’utilisation d’indicatifs civils aurait permis de suivre les données de vol de bombardiers B-2 en route pour bombarder la Libye, une grave faille de sécurité.
Enfin, une recherche des contacts de l’ATC pour la région entourant le site du crash indique que, tandis que le centre ATC de Cleveland est mentionné à plusieurs reprises comme le centre de contrôle de la circulation aérienne en contact avec ‘Buzz 14’, le Washington Air Route Traffic Control Center (ZDC) est en fait plus proche de la zone où l’accident s’est produit et répertorié par plusieurs ressources comme le centre contrôlant le trafic aérien dans la région de l’accident de ‘Buzz 14’. Pourquoi ‘Buzz 14’ utilisait-il Cleveland Center ATC à la place ?
RÉCUPÉRATION DES DÉBRIS
Les détails sur la récupération des armes elles-mêmes sont assez vagues. Ainsi, Elmer Harland Upole Jr., un vétéran des parcs d’État à la retraite, déclare au ‘Baltimore Sun’ qu’il a localisé le site de l’accident… ainsi que les bombes. Selon son compte rendu, l’isolant des bombes était arraché… Upole ajoute que les bombes ont été « chargées dans un camion à plate-forme » et ont traversé la ville de Cumberland à 2 h 30 du matin, en route vers ce qu’on appelle maintenant l’aéroport régional du Grand Cumberland.
Selon un autre article du ‘Washington Times’ en date du mardi 14 janvier 2014, « une excavatrice locale a été réquisitionnée par l’armée afin de déplacer les bombes deux jours après le crash. On a utilisé une chargeuse frontale, mais on l’a d’abord recouverte de matelas provenant d’un camp de jeunes situé à proximité, pour garder les ogives en bon état, bien emmaillotées, juste pour des raisons de sécurité. »
Or, une grande chargeuse frontale typique, comme une Caterpillar 906H2, a une capacité de levage (selon Caterpillar) de 3 483 livres (1 579,8 kg). Or, une arme nucléaire B-53 pèse 8 850 livres (4 014 ? é KG), soit plus du double de la capacité d’un gros bulldozer comme le Cat 906H2. Comment les deux bombes ont-elles pu être déplacées par ce type d’engin si elles étaient relativement intactes ?
Autre problème mineur : le site web officiel de l’aéroports Greater Cumberland Regional indique que sa piste la plus longue est la RW 5/23, une piste en asphalte rainuré de 5 050 pieds de long (1 539,2 m) sur 150 pieds (45,72 m) de large. Plusieurs sources mentionnent que la distance de décollage (pour dégager à 50 ft. [15,2 m]) pour un avion de transport Lockheed C-130 ‘Hercules’ chargé, l’avion le plus susceptible d’avoir récupéré les bombes nucléaires lourdes de ‘Buzz 14’, est de 1 573 mètres ou 5 260 pieds. Cela laisse entendre que la piste principale du Greater Cumberland Regional est trop courte de plus de 100 pieds pour accueillir un avion-cargo C-130 chargé de deux armes nucléaires lourdes. Le poids total des deux bombes aurait été plus de la moitié du poids maximal du C-130, alors que l’on peut présumer qu’une piste plus longue aurait été plus sûre, surtout de nuit et par temps hivernal.
Le lieu du crash est mentionné comme étant ʺSavage Mountain, comté de Garrett (près de Barton, Maryland)ʺ, aux coordonnées 39.565278° Nord et 79.075833° Ouest. Aujourd’hui, Google Earth montre que ces dernières correspondent à un champ agricole non cultivé. Selon certains reportages, certains décombres « ont été enterrés » sur les lieux mêmes du crash, une pratique inhabituelle pour un accident de grande ampleur impliquant des matières radioactives…
De quoi alimenter toutes les théories du complot possibles.
ÉPILOGUE
Effectivement, cette histoire nous replonge aux heures les plus sombres de la guerre froide, quand le monde était menacé d’une destruction mutuelle assurée (Mutual Assured Destruction [MAD]) au moindre dérapage. Ainsi, cette période est émaillée d’incidents connus (surtout dans le monde occidental) et d’autres, moins connues ou inconnues, par-delà le Rideau de fer…
Cette histoire pose également de la question de la survie en montagne enneigée… après un saut en parachute… depuis une altitude de près de 10 000 mètres. Il faut tout d’abord résister au choc du saut dans la nuit, la neige, le vent, sans repères au sol. Puis arriver au sol, sans encombre. Cependant, atterrir en parachute dans ces conditions extrêmes relève de l’exploit. Le plus souvent, une blessure ou, pire encore, une fracture d’un membre inférieur, el les chances de s’en sortir diminuent de manière spectaculaire. Enfin, il faut disposer de vêtement chauds et, surtout, imperméables pour rester au sec. Nul doute que les équipements de survie ont drastiquement progressé depuis le milieu des années 1960…
Soulignons aussi que l’accident du B-52-D ’Buzz 14’ est survenu au-dessus du territoire américain, dans le cadre d’un entraînement presque de routine. En cas de crash en territoire hostile, c’est une autre paire de manches car il faut, en outre, éviter des populations capables de lyncher des ennemis, même à terre, et échapper aux escouades de recherche, forcément pas commodes… C’est pourquoi les pilotes des chasseurs-bombardiers français s’entraînent périodiquement à la survie en terrain accidenté et enneigé au Centre National Montagne de l’armée de l’Air (CNMAA) de Méribel-les-Allues (73/Savoie). Une formation augmentant les chances d’échapper à la captivité et de pouvoir être réengagé ultérieurement…
Éléments recueillis par Bernard Amrhein
Documents très captivants à lire
Tout ce qui concerne l’Aviation me Passionne, aussi bien Civile que Militaire, j’ai 71 ans, cela fait partie de ma vie.