26 mai 1911 – « Match sensationnel entre Jules Védrines et un aigle de la Guadarrama »


Le vendredi 23 septembre 1910, le Péruvien Jorge Chávez Dartnell est le premier aviateur à franchir les Alpes. En cela, il peut aussi être considéré comme le premier pilote de montagne, suivi par bien d’autres pionniers. Aujourd’hui, intéressons-nous à l’exploit, certes plus modeste, de l’aviateur français Jules Védrines dans le cadre de la course Paris-Madrid de la fin du mois de mai 1911. Oh, pas question de franchir les Pyrénées (le Suisse Oskar Bider le tentera le vendredi 24 janvier 1913 seulement…) mais, pour atteindre la capitale espagnole, même depuis la côte basque, il faut franchir quelques massifs montagneux et quelques cols…

UNE COURSE JUGÉE SURHUMAINE

Organisée en mai 1911 par le quotidien Le Petit Parisien, la course Paris-Madrid est la première des grandes courses d’aviation devant marquer cette année-là.

Dotée d’un prix de 200 000 francs, elle apparaît à l’époque comme une tentative surhumaine tant par la longueur du parcours qu’elle impose aux concurrents que par les difficultés qu’elle semble accumuler devant eux, surtout en territoire espagnol, où le terrain est plus accidenté.

La course comporte un parcours total de près de 1 200 km et elle est divisée en trois étapes : la première de Paris à Angoulême, la deuxième d’Angoulême à Saint-Sébastien (San Sebastián, au Pays basque espagnol) et la troisième de Saint-Sébastien à Madrid en passant par Burgos.

LES PARTICIPANTS

Seuls huit intrépides pilotes se présentent au départ de la course :

Il semble que Prince de Nissole ne prenne pas le départ.

Quatre pilotes sur huit volant aux commandes d’un Blériot XI, cette marque a 50 % de chances de remporter le prix…

PARMI LES SPECTATEURS, DES HÔTES DE MARQUE

Dimanche, 21 mai 1911. Il est 6 heures du matin. Maurice Berteaux, en sa qualité de ministre de la Guerre, se rend sur le terrain d’aviation d’Issy-les-Moulineaux. Avec le président du Conseil Ernest Monis, il doit présider le départ de la course.

Une foule immense assiste à la manifestation : la presse avait prédit l’affluence de 200 000 personnes et il semble que le service d’ordre ne soit pas à la mesure de l’importance d’une foule en réalité bien plus importante.

Maurice Berteaux rejoint les autres personnalités officielles assistant au départ. Le petit groupe des officiels reste en bordure de terrain, à côté de la tribune officielle et assiste au départ des quatre premiers concurrents.

UN DÉPART MOUVEMENTÉ

À 17 h 10, le premier compétiteur, André Beaumont, s’élance, suivi, toujours à cinq minutes d’intervalle, de Gibert, Garros et Le Lasseur de Ranzay. Ce seront les seuls à partir ce jour-là car Frey casse du bois, Garnier roule mais ne décolle pas…

 

Pour sa part, Jules Charles Toussaint Védrines, aux commandes d’un monoplan Morane-Borel, doit décoller à 18 h 20. Malheureusement, incapable de maîtriser son avion, il doit se coucher sur une aile pour s’écarter de la foule et endommage son appareil à l’atterrissage. Comme en témoigne la carte postale ci-dessous, une roue est endommagée et l’avion capote. Plutôt que de le réparer, Védrines décide de poursuivre la course avec un autre avion du même type, comme les règles l’y autorisent.

 

L’appareil de Jules Védrines mesure 6,70 mètres de long et a une envergure de 9,35 mètres. Sa masse à vide est de 200 kg et son poids total, de 349 kg. Le gauchissement des ailes sert de commande de roulis. Le train d’atterrissage est composé de roues et de patins, avec une suspension en caoutchouc. L’avion est propulsé par un moteur rotatif de 7 cylindres Gnome Omega refroidi par air de 11,15 litres de cylindrée.

Le moteur à entraînement direct fait tourner une hélice intégrale à pas fixe à deux pales de 2,82 mètres de diamètre et d’un pas de 1,80 mètre. Alors que le moteur tourne à 1 200 tours/min, la vitesse du Morane atteint 124 km/h.

SOUDAIN, C’EST LE DRAME

À 18 h 30, un cinquième concurrent se présente au départ. Louis Émile Train décolle avec un monoplan de son invention. Fuselage en acier et ailes à armature métallique, cet appareil est le seul autorisé à embarquer un passager : Marc Bonnier, fils de Louis Bonnier, directeur des services d’architecture de la Ville de Paris. Malheureusement, le moteur rotatif Gnome ne fonctionnant pas correctement, le monoplan peine à s’élever de 40 mètres, tangue et Train est immédiatement contraint de retourner au champ d’aviation pour atteindre la zone d’atterrissage prévue dans ce cas.

 

Un terrain envahi par la foule

Malheureusement, cette dernière est constamment envahie par une foule compacte de spectateurs… C’est pourquoi, sur l’ordre du préfet de police Louis Lépine, un peloton de cuirassiers s’avance aussi sur la piste pour refouler les spectateurs qui ont envahi l’aire de décollage, au moment précis où le groupe des officiels rejoint, lui aussi, le même endroit.

Afin d’éviter la foule, Train tire sur le manche, mais le moteur tombe en panne. Grâce à cette manœuvre, l’avion remonte un peu, puis décroche pour s’écraser juste au-delà des cavaliers, parmi le groupe des officiels… Interviewé par le Petit Parisien, Train livre lui-même le récit suivant :

« J’ai pris le départ avec l’intention d’effectuer un ou deux tours de piste pour me rendre compte si tout marchait bien et d’atterrir au cas où quelque chose laisserait à désirer. Dès que je fus au volant, je me rendis compte que le moteur ne ʺtiraitʺ pas suffisamment. Je me disposais à atterrir, après avoir effectué un virage, lorsque j’aperçus un peloton de cuirassiers traversant la piste. J’essayai alors de virer, pour l’éviter et atterrir en revenant sur mes pas ; mais le moteur faiblissant de plus en plus et voyant qu’il m’était impossible d’effectuer le virage, je redressai l’appareil et tentai d’aller atterrir au-delà du peloton. À ce moment un groupe de personnes, masqué par les cuirassiers, s’éparpilla en tous sens et je fis l’impossible, risquant la vie de mon passager, pour prolonger mon vol et passer au-dessus des dernières personnes. J’allais y arriver lorsque l’appareil, complètement cabré, s’abattit lourdement. Je sortis de l’appareil avec mon passager persuadé d’avoir évité tout accident. Ce n’est qu’à ce moment qu’atterré, je me suis aperçu de l’immense malheur. »

 

Un bilan terrible

Maurice Berteaux est le plus gravement atteint. Blessé à la tête, il a aussi un bras sectionné par l’hélice de l’avion et il succombe à ses blessures, sur la piste, quelques minutes plus tard. Quant à lui, le président Monis, qui a une jambe cassée et de fortes contusions, perd connaissance mais survivra. Le corps de Maurice Berteaux est ramené au ministère de la Guerre. L’après-midi même, dès 16 h 00, le Kinéma-Théâtre Gab-Ka de Paris projette un film des actualités Pathé montrant l’atterrissage forcé de l’avion Train sur le groupe des personnalités

Une enquête judiciaire est immédiatement ouverte et Train sera, plus tard exonéré de toute responsabilité. En effet, un témoin atteste que Maurice Berteaux avait, à peine quelques instants avant l’accident, remarqué que le groupe s’était introduit dans une zone réservée et avait demandé qu’on s’en éloigne par mesure de sécurité.

Les conséquences de l’accident

La course aérienne Paris-Madrid aurait pu connaître le sort de la course automobile Paris-Madrid, elle aussi endeuillée, mais, cette fois-ci, sur l’insistance du président du Conseil, le spectacle continue. Cependant, les vols prévus ultérieurement sont annulés et reportés au lendemain.

UNE PREMIÈRE ÉTAPE SÉLECTIVE

André Frey tombe en panne, doit atterrir dans la région d’Étampes puis est contraint à l’abandon.

Gilbert Le Lasseur de Ranzay s’égare dans le brouillard et se retrouve à Saint-Martin (lequel ?), près de Cosne-Cours-sur-Loire. Venant de Ménétréol-sous-Sancerre, l’aviateur est victime d’une panne moteur et doit atterrir d’urgence, vers 19 heures, aux Collins, près des Aix d’Angillon. Un mécanicien de la maison Blériot tente de réparer le moteur, mais ses efforts sont vain. Ne pouvant pas poursuivre la course, Le Lasseur de Ranzay donne l’ordre de démonter son appareil et de le réexpédier à Paris. Ainsi, le monoplan reprend le chemin de son hangar par voie ferrée.

Après plus de deux heures et demi de course, André Beaumont doit se poser, quant à lui, à Azay-sur-Indre, près de Loches. Il tente en vain de repartir mais son hélice s’est brisée.

Enfin, pourtant hors course, Pierre Divetain décide de suivre l’épreuve à distance. Il décolle de Juvisy le 24 à 4 h 50 et fait halte, une première fois, à Étampes. Il se pose ensuite à Thésée (Loir-et-Cher) au bord du Cher, après une erreur d’orientation. Il y abîme son Goupy en terminant sa course dans un fossé. Le lendemain, en voulant redécoller de l’aérodrome de Pontlevoy où son appareil a été emmené, Pierre Divetain casse définitivement son avion.

Seul Roland Garros, qui suit la route de Tours, boucle les 390 km entre Paris et Angoulême en 4 heures, 48 minutes et 13 secondes.

DEUXIÈME JOUR DE COURSE

Le lundi 22 mai, au deuxième jour de la course Paris-Madrid, Jules Védrines, aux commandes de son Morane n° 14, est le premier à décoller d’Issy-les-Moulineaux à 4 h 11 du matin. Il rejoint Angoulême à 7 h 54, après un vol de 3 heures et 43 minutes.

 

Malheureusement, son temps officiel inclut la durée du premier vol du dimanche ainsi qu’une pénalité de trente minutes pour ne pas avoir débuté la course le premier jour. Son temps officiel est, par conséquent, de 4 heures, 24 minutes et 7 secondes, ce qui est mieux que le plus rapide de ses deux concurrents, c’est-à-dire Roland Garros. Par la même occasion, Védrines remporte la deuxième étape de la coupe Pommery.

Le troisième de l’épreuve est Gibert. Bien qu’il ait fait une halte technique à Pontlevoy, celui-ci arrive à Angoulême le lundi à 22 h 58, avec un temps de course officiel de 29 heures, 24 minutes et 33 secondes.

DEUXIÈME ÉTAPE (ANGOULÊME-SAN SEBASTIÁN)

Le mardi 23 mai, Gibert décolle à 5 h 12 et Roland Garros à 5 h 19. Védrines, qui aurait dû démarrer à 5 heures du matin, doit attendre une éclaircie. Néanmoins, il est le seul à terminer la deuxième étape en arrivant à San Sebastián (Espagne), aux bord de la baie de Biscaye, à 22 heures, 56 minutes et 15 secondes, en ayant parcouru 353 kilomètres d’une seule traite en 3 heures, 41 minutes et 57 secondes.

 

De son côté, Roland Garros doit se poser pour ravitailler, ce qui lui coûte deux heures. Il arrive à San Sebastián à 23 heures, 25 minutes et 36 secondes. Quant à Gibert, il est victime d’un problème moteur et ne rejoint l’étape qu’à 18 heures, 52 minutes et 22 secondes… le jeudi soir.

Les pilotes se reposent à San Sebastián et entreprendront la dernière étape de la course le jeudi 25 mai 1911.

UNE TROISIÈME ÉTAPE ÉMAILLÉE D’INCIDENT

Le départ de la troisième étape est prévu pour 5 h, mais la météo cause un nouveau retard. Ainsi, Gibert ne décolle qu’à 6 h 24 et franchit la ligne de départ à 6 h 28 min 35 s. Il survole le golfe de Gascogne et disparaît rapidement. Garros, quant à lui, ne décolle qu’à 7 h 12 et Védrines à 7 h 17.

Védrines atterrit à Quintanapalla mais, à cause du terrain accidenté, endommage légèrement son Morane. Des réparations de fortune sont effectuées et il peut parcourir les 14 kilomètres (8,7 milles) le menant à Burgos. Il demande alors au comité de course la permission d’attendre le vendredi matin pour poursuivre la course afin de pouvoir procéder à des réparations permanentes. Sa demande est accueillie favorablement.

Peu après son décollage depuis San Sebastián, le Blériot-Gnome de Garros rencontre des problèmes de moteur, ce qui le contraint à atterrir à Usurbil. Il redécolle mais est forcé d’atterrir à Andoain, à 20 km de San Sebastián, pour finir dans la rivière Leizara. Il retourne ensuite à San Sebastián. Roland Garos propose également de redémarrer le lendemain après avoir obtenu une nouvelle hélice. Enfin, Gibert atterrit à Olasagutia, près de Vitoria, endommageant son avion après capotage. Son redécollage est également retardé jusqu’au vendredi… La dernière étape se déroulera donc le vendredi 26 mai 1911.

Malgré une panne qui le contraint à descendre de son appareil à Quintanapalla, Védrines atterrit le 25 mai au soir au champ de manœuvres de Burgos.

 

AU COL DE SOMOSIERRA, VÉDRINES ATTAQUÉ PAR UN AIGLE

Le vendredi 26 mai 1911, à 5 h 20, Védrines décolle enfin de Burgos. Il traverse la Sierra de Guadarrama, une chaîne de montagnes située au nord-est de Madrid, et traverse le col de Somosierra (à 1 434mètres d’altitude). C’est là qu’un aigle attaque son appareil à plusieurs reprises, ce qui le contraint à entreprendre des manœuvres d’évasion pendant près de cinq minutes. De son côté, Gibert vit une expérience similaire.

À 8 h 06, Védrines atterrit enfin sur l’aérodrome de Getafe, où il est accueilli par de représentants du Real Aero Club de España et du Señor de la Torre, gouverneur de la ville de Madrid. Védrines est mandé auprès du roi, au palais, où il a une longue conversation avec le monarque, qui lui remet la Croix de l’Ordre d’Alphonse XII.

Le temps officiel de Jules Védrines pour les 462 kilomètres (287 milles) de l’étape San Sebastián-Madrid étant de 27 heures, 5 minutes et 41 secondes, il termine la course en 37 heures, 26 minutes et 12 secondes. Le vainqueur est doté d’un prix de 100 000 francs, le second d’un prix de 30 000 francs, et le troisième d’un prix de 15 000 francs de l’époque.

POUR ALLER PLUS LOIN

Dès la publication de cet article, le jeudi 26 mai 2022, Claude Teyton (@CTeyton)nous signale que l’Air Mémorial Creusois (7, rue Grande, 23 130 Bellegarde-en-Marche) traite du passage de Jules Védrines dans la région.

En effet, le dimanche 11 et le lundi 12 février 1913, l’aviateur participe, aux commandes d’un Morane, aux ‘Grandes Fêtes de l’Aviation’ dans la Creuse. Il se produit à Charsat, sur la commune de Guéret et à La-Pérrière, sur la commune de Bourganeuf…

ÉPILOGUE

Fort de ce succès, Jules Védrines quitte Madrid pour remporter, le dimanche 28 mai 1911, la course du Petit Journal reliant Paris à Rome, puis Turin, soit une distance de 2 095 km, puis établit d’autres records encore. Mobilisé dans l’aviation dès le début de la première guerre mondiale, il est affecté comme caporal, le vendredi 8 janvier 1915, à l’escadrille MS.3 (Morane-Saulnier) dite « des Cigognes », au sein de laquelle il accueille, entre autres, le jeune Georges Guynemer

Bien entendu, Jules Védrines s’illustre le dimanche 19 janvier 1919, après-guerre, en se posant sur le toit des Galeries Lafayette du boulevard Haussmann, à Paris, aux commandes de son Caudron G.3. Deux mois plus tard, le lundi 21 avril 1919, lors du vol inaugural de la ligne Paris-Rome, l’un des deux moteurs de son Caudron G.23 baptisé ‘La Cloche’ tombe en panne et l’appareil s’écrase à Saint-Rambert-d’Albon (26/Drôme) provoquant la mort de l’aviateur et de son mécanicien, Marcel Guillain.

Au bilan, Jules Védrines est loin d’être un aviateur de montagne en tant que tel. Comme la plupart des pionniers de cette époque riche en premières, on recherche plus à avaler de longues distances dans un minimum de temps afin de relier des grandes villes européennes entre elles, principalement des capitales. Il faudra encore attendre quelques décennies pour oser se poser au sein des massifs. Comme bien d’autres, il aura cependant apporté sa pierre à l’édifice en nous léguant l’anecdote de l’attaque par un aigle de la Guadarrama.

Éléments recueillis par Bernard Amrhein

 

 


SOURCE

  • Airplane disaster near Paris.

 

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