24 mai 1918 – L’as austro-hongrois József Kiss est abattu à Lamon (Italie)


Après avoir relaté les mésaventures des aviateurs bavarois et tyroliens opérant au Tyrol du Sud pendant le premier conflit mondial, Pilote de montagne (PDM) s’intéresse à la figure emblématique de József Kiss Eleméri és Ittebei, pilote de chasse et As de l’aviation de l’armée de terre austro-hongroise. Combattant en terrain montagneux, Kiss a tout d’un héros romantique : un destin contrarié dont il tente en vain de changer le cours, une éthique chevaleresque tranchant avec l’horreur ordinaire de cette guerre infâme, un appareil peint en noir reconnaissable entre tous et, enfin, une éternelle fiancée à jamais inconsolable…

CONTEXTE

Au début du XXe siècle, le système de classes de nombre de pays européens empêche beaucoup d’individus talentueux de développer leurs réelles potentialités. Malgré les bouleversements induits par une conflagration mondiale, l’Empire austro-hongrois (la double monarchie) tente en vain de maintenir son système social sclérosé du temps de Paix, ce qui prévaut singulièrement dans la ‘boutique’ de la caste militaire professionnelle, qui empêche tout nouveau venu d’intégrer une élite autoproclamée et auto-entretenue.

Le Hongrois Jozsef Kiss est lui-même victime de ce régime exclusif.

KISS, LE PARIA

József Kiss naît à Pozsony (l’actuelle Bratislava) le dimanche 26 janvier 1896. Son père, fils d’Ernő Kiss (Eleméri és ittebei Kiss Ernő en hongrois), Generalleutnant (général de corps d’armée) hongrois ayant rejoint les insurgés et exécuté après la révolution de 1848 (voir l’histoire des Treize martyrs d’Arad’), travaille comme jardinier à l’Académie militaire.

Au déclenchement de la guerre, Kiss abandonne ses études pour s’enrôler dans les forces armées austro-hongroises. Cependant, conformément aux règles strictes de l’armée de terre austro-hongroise, son absence de diplôme académique lui interdit automatiquement de prétendre accéder au rang d’officier.

Le jeudi 26 octobre 1916, une fois ses classes terminées, il est engagé face aux Russes au sein du 72e Infanterie Regiment, en Galicie et dans les Carpates, où il est gravement blessé en décembre 1914.

En janvier 1915, durant sa convalescence, il postule pour servir au sein des Kaiserliche und Königliche Luftfahrtruppen (Troupes d’aviation impériales et royales, communément abrégées en k.u.k. LFT), et débute son entraînement sur un appareil Etrich-Taube à Parndorf et le complète à Wiener Neustadt.

PREMIÈRES VICTOIRES

Fin avril 1916, une fois sa formation terminée, Kiss rejoint la Flick (Flieger Kompanie) 24 nouvellement formée et placée sous le commandement du Hauptmann (capitaine) Gustav Studeny. Équipée de biplaces Brandenburg C.I, la Flik est basée à Pergine, sur la partie méridionale du front du Tyrol, avec pour mission d’effectuer des reconnaissances, des attaques au sol et des bombardements en appui de la 11e Armée. Avec son appareil entièrement peint en noir comportant une grande lettre ‘K’ sur ses deux flancs, Kiss démontre rapidement sa virtuosité et son esprit combattif.

Ainsi, le mardi 20 juin 1916, volant avec l’Oberleutnant (lieutenant) Georg Kenzian comme officier observateur, Kiss attaque un Farman italien alors qu’il effectue une reconnaissance derrière les lignes italiennes sur le Monte Ciùone, le forçant à atterrir. C’est là sa première victoire aérienne.

À peine deux mois plus tard, le vendredi 25 août 1916, Kiss signe une nouvelle victoire. Aux commandes d’un Hansa-Brandenburg C.I, avec le Leutnant (sous-lieutenant) Kurt Fiedler en place arrière, il attaque un bombardier trimoteur Caproni. Le mitrailleur italien se défend désespérément, touchant le Hansa-Brandenburg à 70 reprises, mais Kiss poursuit son attaque, contraignent le bombardier à s’écraser au sol près de l’aérodrome de Pergine.

Le dimanche 17 septembre, Kiss renouvelle son exploit avec, à son bord, l’Oberleutnant Karl Keizar comme observateur, en attaquant un autre Caproni et en le forçant à atterrir.

UN PALMARÈS ÉLOQUENT

Ses performances et ses potentielles qualités de pilote de chasse étant désormais reconnues, Kiss perçoit un chasseur monoplace Hansa-Brandenburg D.I, mais il lui faut attendre neuf mois pour remporter une quatrième victoire. Le dimanche 10 juin 1917, il abat enfin un avion de reconnaissance Nieuport au-dessus d’Asiago puis, quatre jours plus tard, force un appareil de reconnaissance SAML (Societa Aeronautica Meccanica Lombarda) de la 113a Squadriglia à se poser tout près de Roana. Le vendredi 13 juillet, toujours aux commandes d’un D.I, il contraint un biplace Savoia-Pomilio à se poser puis, le mardi 11 septembre, remporte une septième victoire en abattant un SAML au-dessus d’Asiago, son dernier exploit au sein de la Flik 24.

En novembre 1917, Kiss traverse l’aérodrome de Pergine pour rejoindre la Flik 55J, commandée par le Hauptmann Josef von Maier (sept victoires à la fin du conflit), qui prend le jeune pilote à son service en compagnie d’un autre sous-officier, Julius Arigi. Ce dernier signe sa 13e victoire le samedi 15 septembre en abattant un Spad italien. Pendant les mois suivants, ce trio formidable vaut à la Flik 55J le surnom de ‘Kaiser Staffel’, l’escadron de l’Empereur. Le jeudi 15 novembre, juste après l’affectation de Kiss, le trio attaque et abat trois bombardiers Caproni près d’Asiago, une triple victoire suivie, deux jours plus tard, par la destruction d’un Savoia-Pomilio et d’un SAML au sud de la même ville.

Dans son nouvel environnement de chasseurs et aux commandes d’un chasseur Albatros D.III Oeffag, Kiss saisit toutes les opportunités pour améliorer son score. Ainsi, le samedi 17 novembre, il abat deux appareils italiens au-dessus du Monte Summano puis, toujours aux commandes d’un Albatros, une autre paire d’appareils ennemis près d’Asiago le vendredi 7 décembre. Le dimanche 16 décembre, encore aux commandes d’un Albatros D.III, il abat un nouvel SAML.

Pour Kiss, l’année 1918 débute le samedi 12 janvier. Volant avec l’Oberleutnant Georg Kenzian et le chef de section Alexander Kasza, il contraint un RE8 du 42th Squadron de la RAF à se poser sur l’aérodrome de Pergine, où les Lieutenants G. Goldie et J. Barnes sont faits prisonniers. Le samedi 26 janvier, Kiss signe sa 19e victoire (malheureusement pour lui, la dernière), en abattant un biplace SAML de la 115a Squadraglia derrière les lignes italiennes. Kiss devient alors le pilote de chasse austro-hongrois ayant remporté le plus de victoires.

NOUVELLE BLESSURE

Le dimanche 27 janvier 1918, un seul appareil ennemi est aperçu au-dessus du champ d’aviation de Pergine. Kiss décolle pour intercepter l’intrus mais il est attaqué par trois Sopwith ‘Camel’ du 45th Squadron, pilotés par le Captain Matthew ‘Bunty’ Frew, un As aux 20 victoires. Kiss tient tête aux pilotes britanniques pendant près de 10 minutes, effectuant des manœuvres incroyables, mais il est finalement blessé à l’abdomen suite à un tir de Frew. Il est contraint d’abandonner le combat et doit se poser sur l’aérodrome de Pergine.

Kiss est plutôt impopulaire parmi ses camarades qui, peut-être, ne lui pardonnent pas d’être le descendant de celui qu’ils considèrent comme un traître infâme et ne supportent pas que lui, un simple sous-officier pilote, vaut mieux que presque tous les officiers pilotes de l’armée de Terre.

C’est pourquoi, bien qu’il soit gravement blessé, un officier du service de santé refuse de le soigner en urgence parce qu’il n’est même pas un ‘officier de l’armée de Terre’, préférant terminer son repas, mais il y est contraint par un camarade de Kiss, l’officier et As Julius Arigi, qui lui sauve ainsi la vie. Une vie qui ne dure ensuite que quelques mois supplémentaires.

Une fois guéri de sa blessure, Kiss retourne au combat. Certaines sources suggèrent qu’il a repris ses missions aériennes de manière prématurée, qu’il était toujours faible, mais aucun document ne vient corroborer cette thèse.

Il est désormais le pilote le plus victorieux et le plus décoré de la double-monarchie (il s’était en effet vu attribuer trois médailles d’or et quatre d’argent pour ses actes de bravoure), mais il n’est toujours qu’officier-adjoint, un simple sous-officier donc.

LE DERNIER COMBAT

Au matin du vendredi 24 mai 1918, la Flik 55J reçoit l’ordre d’intercepter une puissante escadre de bombardiers Caproni italiens venant de franchir la ligne de front et s’approchant de Feltre et de Belluno. À 10 h 00, Kiss décolle de Pergine avec ses deux ailiers, le Feldwebel (adjudant) Stephan Kirjak et le Stabsfeldwebel (adjudant-chef) Kasza, tous trois aux commandes d’Albatros D.III. Après avoir grimpé à la verticale du terrain d’aviation pour prendre de l’altitude, le trio rejoint une formation commandée par Linke Crawford, de la Flik 60J basée sur l’aérodrome de Feltre, objectif supposé des bombardiers italiens.

De l’autre côté de la ligne de front, trois Sopwith ‘Camel’ du 66th Squadron ont décollé des aérodromes de San Pietro-in-Gu pour se joindre à la No. 14 Offensive Patrol. Sous la conduite du Captain William Barker, les Lieutenants Gerald Birks et Gordon Apps grimpent jusqu’à une altitude opérationnelle de 17 000 ft (pieds, soit 5 181 mètres), et gagnent le secteur oriental de zone de patrouille. Il s’agit-là d’un formidable trio de pilotes de chasse, Barker totalisant à ce moment-là 29 victoires, le Canadien Birks neuf et Apps quatre.

L’engagement fatal

À 10 h 40, les pilotes des ‘Camel’ identifient une formation de deux Albatros D.III et d’un Hansa-Brandenburg D au-dessus de Grigno. Les appareils ennemis, certainement ceux de la Flik 60J, sont à la même altitude que les Camel et les pilotes alliés les prennent en chasse et les attaquent juste au-dessus de la vallée située au sud du Monte Coppolo.

La relation de la suite des combats de la matinée est très confuse et souvent contradictoire, peut-être aussi exagérée par les pilotes austro-hongrois et britanniques impliqués, mais il semble que les ‘Camel’ s’en prennent d’abord à l’appareil ennemi situé le plus en arrière de sa formation et l’abattent. Gerald Birks attaque à son tour le Hansa-Brandenburg et, après un bref engagement, lui coupe les ailes.

Birks et Apps plongent ensuite vers la vallée afin de pourchasser l’appareil ennemi survivant. C’est à ce moment-là que Barker, resté à son niveau, aperçoit trois Albatros D.III Oefflag plongeant à la poursuite de Birks et d’Apps. Il s’agit de Josef Kiss, de Kirjak et de Kasza…

Le piège austro-hongrois

Kiss et ses ailiers avaient convenu au préalable d’une tactique afin de combattre les escadrons de ‘Camel’ en Italie. Alors que Kiss et Kirjak plongent en simulant une rupture de contact, Kasza les suit en ralentissant, s’offrant en objectif idéal pour les poursuivants ennemis.

Tandis que ces derniers tentent d’abattre le traînard, en concentrant toute leur attention sur cette action, Kiss et Kirjak mettent à profit les 2 000 CV du moteur en ligne de leur Albatros D.III Oefflag, bien plus puissant que celui des ‘Camel’, pour effectuer un tonneau et prendre ces derniers par derrière. Cette manœuvre est peu risquée car Kasza est un acrobate chevronné, capable d’échapper à ses poursuivants, tandis que des compagnons d’arme se placent dans une position d’attaque très favorable.

Les pilotes austro-hongrois s’en tiennent à la tactique planifiée, Kasza se positionnant pour combattre Birks et Apps, mais ne leur concédant aucune opportunité de tir. Après avoir perdu 1 600 ft (pieds) de hauteur, Kasza s’aperçoit que Kiss et Kirjak ont rejoint leur position et il grimpe pour engager le combat. Kiss poursuit alors un ‘Camel’ portant le marquage ‘Y’, piloté par Birks, et l’engage, mais il est lui-même poursuivi de près par le ‘Camel’ ‘Z’ piloté par Barker. Birks, aux commandes de son ‘Y’, entame un plongeon. Il est poursuivi par Kiss qui entame des mouvements erratiques, comme s’il avait été touché par Barker.

L’estocade

Kasza est maintenant à portée du ‘Camel’ de Barket et le prend à partie, mais le Britannique s’échappe tandis que Kasza est pris en chasse par Gordon Apps. Kasza s’échappe à son tour en tonneau mais les tirs d’Apps atteignent l’arrière du cockpit de l’appareil, qui s’en sort par une manœuvre évasive. Reprenant ses esprits un peu plus bas, Kasza subit une nouvelle attaque arrière de la part d’Apps, qui délivre une longue rafale avant de rompre le contact. Ce tir endommage la dérive et les ailerons de l’Albatros de Kasza, mais ses volets sont intacts, ce qui permet au pilote de rejoindre le champ d’aviation de Feltre pour s’y poser.

Kiss et Kasza s’étant posés, ne reste plus que Kirjak en l’air. Attaqué par Birks, ce pilote d’exception tient tête à son assaillant. Cependant, Apps entre également dans la danse, sans plus de succès. Finalement, c’est Barker qui, tirant une courte rafale en direction de l’Albatros, met Kirjak hors de combat.

Par la suite, les pilotes britanniques prétendent que Kirjak s’est écrasé mais, en réalité, celui-ci reprend le contrôle de son appareil et rejoint l’aérodrome de Pergine. Questionné par von Maier, Kirjak ne peut donner aucune information sur le destin de Kiss et de Kasza, mais un rapport ultérieur d’une unité de l’armée de Terre indique que l’un de ses appareils s’est écrasé contre un arbre, sur la pente d’une colline près de Fonzano, à six miles (9 656 mètres) à l’ouest de Feltre. La tête du pilote a été si atrocement mutilée pendant le crash qu’il ne peut pas être identifié de manière formelle. Cependant, les décorations arborées sur sa tunique confirment qu’il s’agit bien de Jósef Kiss.

LIEUTENANT À TITRE POSTHUME

Dans les 24 heures suivant sa mort au combat, Kiss est promu, à titre posthume, sous-lieutenant de réserve, le grade d’officier qu’il convoitait tant pendant sa brève existence. Le dimanche 26 mai 1918, revêtu de son uniforme, l’officier est inhumé au cimetière militaire de Pergine dans un cercueil en bois.

Certaines des idées de Kiss n’étaient pas partagées par ses camarades comme, par exemple, le fait de refuser de piloter un bombardier ou d’achever un ennemi alors que le combat était gagné ou qu’il était à cours de munitions. En outre, il avait pour habitude, ce qui était rare de la part d’un simple sous-officier, de traiter les adversaires capturés avec respect et en rendant les honneurs militaires aux ennemis morts au champ d’honneur.

La contrepartie de ce comportement est que, lors de ses propres funérailles, un escadron d’avions italiens, français et britanniques survole Pergine sans ouvrir le feu, jetant par-dessus bord une gerbe commémorative comportant la mention :

« Notre dernier hommage à notre brave adversaire ! »

L’ÉTERNELLE FIANCÉE

Pour la petite histoire, la fiancée de Kiss, Enrica Bonecker (nom plus tard italianisé en Boneccher par le bureaucrate fasciste Tolomei), de Pergine, ne se marie jamais et se recueille quotidiennement sur la tombe, au cimetière militaire de Pergine-Valsugana, qu’elle fleurit pendant les 52 années suivantes. Elle ne cesse cette pratique qu’après la fermeture du cimetière en 1970 et décède peu après

En 1970, lorsque le cimetière militaire devient un jardin public, les restes de l’As hongrois sont exhumés et transférés vers le mémorial militaire austro-hongrois de Trente, où ils reposent encore.

LES VAINQUEURS DE KISS

Canadien originaire de Montréal, le Lieutenant Gerald Alfred Birks rejoint le Royal Flying Corps (RFC) en 1917 puis est affecté au 66th Squadron, en Italie, en mars 1918. Il survit au conflit avec douze victoires, dont l’une sur l’As austro-hongrois au cinq victoires, l’Oberleutnant Patzelt, et se voit attribuer une Military Cross (MC/Croix militaire), assortie d’une barrette d’argent (MC and bar).

De son côté, le Lieutenant anglais Gordon Frank Mason Apps, originaire de Lenham, dans le Kent, s’engage dans la RFC en août 1917 et sert en Italie au sein du 66th Squadron.

Apps survit également au conflit, totalisant dix victoires et recevant une Distinguished Flying Cross (DFC), événement relaté dans la presse en septembre 1918.

ÉPILOGUE

Pourquoi s’intéresser à l’As austo-hongrois ? En effet, son palmarès (19 victoires) est loin d’approcher celui des As français Guynemer (53 victoires) et René Fonck (75 victoires), et très loin de celui de l’As des As, l’Allemand Manfred von Richthofen (80 victoires). Le chauvinisme conduit les Nation à célébrer leurs propres héros, sans évoquer les figures ennemies, même celles reconnues pour leur esprit chevaleresque…

Comme le suggèrent les rares photographies du ‘Chevalier noir’, il s’agit d’un homme tourmenté, rejeté par la caste des officiers de son pays et obsédé de prouver sa fidélité à une double-monarchie en perdition. Il s’agit donc d’une figure historique qui, à défaut d’être attachante, est intrigante.

Enfin, ses aventures, proprement incroyables, se déroulent dans un cadre montagnard, ce qui nous le rend… incontournable.

Éléments recueillis par Bernard Amrhein


SOURCES

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