6 janvier 1956 – Vincendon et Henry / Le journal ‘L’Humanité’ fustige l’inconscience des deux jeunes gens


Depuis le 22 décembre dernier, Pilote de montagne (PDM) cherche à tirer le maximum d’enseignements du drame qui s’est joué dans le Massif du mont Blanc fin 1956/début 1957 (au plan aéronautique s’entend), pour mettre en relief les conclusions aboutissant à l’organisation du secours en montagne, en France, en 1958.

Aujourd’hui, nous publions l’article du journal communiste ‘L’Humanité’ paru le dimanche 6 janvier 1957, papier mis en relief sur le blog d’Yves Ballu, l’historien de l’Affaire Vincendon et Henry, qui en corrige, au passage, quelques erreurs…

L’ARTICLE DE ‘L’HUMANITÉ’

« Tant de vies en jeu pour deux imprudents ?

(De notre correspondant particulier à Chamonix : Floréal Dablanc, dimanche 6 janvier 1957).

La conquête de la montagne n’est qu’un épisode dans ce besoin d’aventure qui sommeille au cœur des hommes. Jacques Balmat fut considéré en son temps comme un fou lorsqu’il voulut monter au mont Blanc, « dans les glacières », comme on disait vers 1785. Son aventure n’était déjà plus qu’une promenade au début de ce siècle ; pour la corser, les alpinistes vont maintenant au mont Blanc en plein hiver. Nous ne leur cacherons pas notre admiration, mais il semble prouvé qu’à présent on compte un peu trop sur l’aide de ceux qui sont restés dans la vallée, au cas où la course viendrait à échouer. Balmat n’espérait pas un quelconque secours, s’il s’était trouvé bloqué au mont Blanc. Il lui est d’ailleurs arrivé d’y passer trois jours et deux nuits perdu à plus de 3 000 mètres.

À notre époque, les nombreux disciples de Balmat comptent trop sur les secours. Vincendon et Henry, avant de partir, disaient à leurs camarades : « Nous mettrons quatre jours pour traverser le mont Blanc à ski pendant les Fêtes de Noël. N’alertez personne avant le 26 décembre au soir. »

Ils se lançaient dans cette aventure, trop certains qu’en cas d’échec l’avion, la radio et les hommes les en sortiraient. Leur cas n’est pas unique et ceux qui ont fait de la montagne leur gagne-pain (les guides) passent maintenant le plus clair de leur temps à sauver ceux qui ont voulu se passer de leur concours.

Des sauvetages parmi les plus mémorables

Les sauvetages mémorables ne se comptent plus. En ne relatant que les tout derniers, nous avons tous à l’esprit le sensationnel sauvetage de Raymond Lambert et de sa cliente, en janvier 1938, aux Aiguilles du Diable. Paul Demarchi, le guide chamoniard, y laissait ses orteils pour les ramener dans la vallée.

Plus près de nous, en 1948, Piegay et Georges Lambert passaient huit jours au Pavé, dans l’Oisans, avant d’être arrachés à la mort. Leur sauvetage avait demandé la participation de plusieurs dizaines d’hommes et avait coûté une somme énorme.

Il y eut aussi le tragique sauvetage de l’Olan, en septembre 1949. L’alpiniste Woltram, le crâne fracturé à 3.500 mètres, n’avait dû son salut qu’à l’intervention rapide des secours.

En 1955, dans la face est du (Grépon, Camerini et Lerouley ont mobilisé une centaine d’hommes pendant dix jours avant d’être arrachés à la mort (nos photos).

Nous passerons sur les innombrables sauvetages qu’ont effectués les troupes alpines ou la compagnie des guides de Chamonix. La grande presse ne relatant que par quelques lignes des exploits qui tiennent du miracle.

Il s’agit maintenant de sauver les sauveteurs

Nous en arrivons à l’une des expéditions les plus spectaculaires de l’histoire de la montagne : celle de Vincendon et Henry. À l’origine, il s’agissait de la vie de deux hommes, mais au bout de quelques jours le vrai sauvetage est devenu celui des sauveteurs. Jamais autant d’hommes n’avaient touché, de près ou de loin, à une expédition de ce genre. Jamais des sommes aussi considérables n’avaient été englouties pour récupérer deux vies humaines. Le samedi 29[i] décembre [sic], le meilleur hélicoptère du monde, aux mains d’un excellent pilote (Santini), s’écrasait au mont Blanc.

Va-t-il donc falloir interdire la montagne aux alpinistes ? Il n’est pas possible de répondre par l’affirmative à une telle question. A-t-on interdit à des Lindberg ou à des Mermoz de traverser les océans ? Ceux-ci avaient au moins le mérite de partir en n’engageant qu’eux-mêmes. Les conquérants à la petite semaine, de 1956, ne comptent plus assez sur eux-mêmes. Et les guides — professionnels de la montagne — en arrivent maintenant à risquer journellement leur vie pour sauver ceux qui font fi de leur savoir.

Ce sauvetage est une expérience. Jamais, des engins mécaniques n’avaient été utilisés en haute montagne et dans des conditions aussi difficiles. Le sauvetage par hélicoptère n’en est encore qu’au stade de l’expérimentation. Par contre, ce qui est plus valable, l’expérience des hommes, si elle est pleinement utilisée par rapport aux lois de la nature, a fait ses preuves.

Nous avons l’impression qu’à Chamonix, des rivalités contraires à l’intérêt des victimes présentes ou à venir sont entrées en jeu. Le mercredi 26 décembre, seuls les camarades de Vincendon et Henry partaient en reconnaissance. Le jeudi, le pilote Guiron survolait l’itinéraire.

Il faut en arriver au vendredi, soit quarante-huit heures après l’alerte, pour qu’un hélicoptère prenne l’air, emportant un guide de Saint-Gervais. Tous les montagnards connaissent l’émulation existant entre les guides de Saint-Gervais et ceux de Chamonix.

Cette « rivalité », pourrait-on dire, n’est pas nouvelle, elle date de l’époque des cristalliers, de l’époque de la conquête du mont Blanc. Le sauvetage du « Malabar-Princesse » [sic] nous en avait donné une éclatante preuve. Pour le sauvetage de Vincendon et Henry, plusieurs volontaires de la compagnie chamoniarde des guides s’étaient offerts pour partir au mont Blanc. Saint-Gervais semblait prendre l’initiative des opérations. Mais le samedi, c’est l’armée seule qui dirige le sauvetage. C’est à ce moment que Lionel Terray tente d’arracher la victoire au profit des montagnards en général. Mais son équipe est composée trop rapidement. Et cette précipitation le fait échouer.

Dans toute cette histoire, il apparaît très, clairement qu’il ait manqué une direction à l’ensemble des opérations.

Les responsabilités

II a fallu ce drame pour constater d’une façon cruelle le manque total d’équipement des refuges du mont Blanc, qui ne sont pas, rappelons-le, propriété de l’État, mais appartiennent presque tous à un club privé : le Club Alpin français.

« Vallot » n’est qu’un simple bidon de tôle percée, « Les Grands Mulets », une ruine aux fenêtres crevées, « Le Goûter », une cabane aux planches disjointes. Si nos refuges étaient équipés au titre d’un plan touristique (les stations d’hiver le sont bien), s’ils étaient simplement corrects, nous serions sans souci pour les sauveteurs. Quant aux difficultés qui ont empêché Lionel Terray de parvenir jusqu’aux accidentés, c’est surtout le risque énorme d’avalanches qu’il faut placer en premier.

Comme en témoigna le communiqué de la Compagnie des Guides de Chamonix que nous publions par ailleurs, un cas de conscience est désormais posé : ceux qui exposent leur vie avec tant de légèreté, sont-ils en droit d’attendre que plusieurs dizaines de leurs semblables risquent la leur pour les sauver ?

La montagne, qui n’a jamais exercé un attrait si grand sur la jeunesse et les sportifs en général, doit être équipée pour recevoir les centaines de milliers d’alpinistes ou de skieurs qui y trouvent joie et réconfort. Mais elle ne doit en aucune façon être un terrain d’exercice pour les candidats au suicide. C’est sans doute la grande leçon de la dramatique et lamentable équipée de Vincendon et Henry. »

LES ERREURS RELEVÉES PAR BALLU

Sur son blog, Yves Ballu rectifie les inexactitudes relevées dans l’article en question :

  • « « Nous mettrons quatre jours pour traverser le mont Blanc à ski pendant les Fêtes de Noël. N’alertez personne avant le 26 décembre au soir ». Ils se lançaient dans cette aventure, trop certains qu’en cas d’échec l’avion, la radio et les hommes les en sortiraient. » Faux. Ils n’ont jamais parlé de « traverser le Mont Blanc à skis » (ils étaient particulièrement mauvais à skis !), et ils ne comptaient pas sur les guides pour leur venir en aide en cas de problème. Je peux l’affirmer, car j’ai sous les yeux leur correspondance. François Henry avait demandé à son ami Jean Leconte, un grimpeur belge, de se tenir prêt en cas de problème.
  • L’évocation du sauvetage de « Raymond Lambert et de sa cliente » aux Aiguilles du Diable en 1938. Le journaliste parle du « sauvetage de Raymond Lambert et de sa cliente », il ne parle pas du sauvetage du client du guide suisse Raymond Lambert qui était parti avec une cliente et un client. La raison ?… C’est qu’il y a eu 2 sauvetages. L’un « express », et l’autre « normal », celui de Marcel Gallay qui a publié un livre très intéressant : « La tragédie des Aiguilles du Diable » (1952). J’y reviendrai.
  • le sauvetage de Piegay et Georges Lambert en 1948, dans l’Oisans, n’a pas coûté des sommes énormes, il a été effectué par des alpinistes amateurs bénévoles.
  • « Le samedi 29 décembre, le meilleur hélicoptère du monde, aux mains d’un excellent pilote (Santini), s’écrasait au Mont Blanc. » Faux : le Sikorsky n’était hélas pas le meilleur hélicoptère du monde, l’intervention tardive de l’Alouette l’a prouvé quelques jours plus tard, et le pilote n’était pas le commandant Santini, mais l’adjudant Blanc.
  • « Pour le sauvetage de Vincendon et Henry, plusieurs volontaires de la compagnie chamoniarde des guides s’étaient offerts pour partir au mont Blanc ». Inexact. Si deux guides se sont portés volontaires, c’est à titre personnel. Ils ont rejoint les amis alpinistes de Vincendon et Henry, contre l’avis de la Compagnie. Voici la position de la Compagnie des guides publiée dans le même article de l’Humanité Dimanche : « Le 2 janvier, la Compagnie des Guides de Chamonix rendait public un communiqué qui condamne avec vigueur la conduite de Vincendon et Henry. Ce texte, que nous publions ici, s’élève aussi contre certains propos tenus par l’alpiniste Lionel Terray à l’encontre de ses camarades.

Les guides de Chamonix : Les sauveteurs ont le droit de peser les risques auxquels ils s’exposent

La situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui est la conséquence d’un état de fait que nous dénonçons depuis plusieurs années. Nous rappelons, en effet, un communiqué que la presse a reçu le 1er Juillet 1956, Le comité de direction des guides de Chamonix demande qu’on adresse une mise en garde largement diffusée aux alpinistes qui, par esprit de compétition, négligent les conditions de la montagne dans leur marche d’approche ou de retour et à ceux qui, par esprit de vanité, entreprennent des courses au-dessus de leurs possibilités et de leur compétence. Car les uns et les autres font bon marché des risques auxquels ils exposent les sauveteurs dont ils escomptent l’intervention. Nous estimons que Vincendon et Henry se sont placés volontairement dans cette situation exceptionnelle, en dehors de la saison normale d’alpinisme et que des sauveteurs éventuels ont le droit de peser les risques auxquels ils s’exposent les guides, jeunes, susceptibles de partir, ont presque tous des enfants en bas âge, certains ont une famille nombreuse. Ils ont le droit et même le devoir de peser le risque de priver leur famille de son seul soutien. Si les risques ne sont pas excessifs, ils les acceptent comme ils l’ont fait le 22 décembre dernier à 21 heures en se portant an secours d’un alpiniste en détresse par 20 mètres de fond dans une crevasse du glacier d’Argentière. Cet alpiniste a été ramené sain et sauf le lendemain matin après une nuit d’efforts par 20 degrés au-dessous de zéro.

Si les risques dépassent une proportion acceptable, ils sont seuls juges et personne n’a le droit de leur faire grief de s’abstenir. On ne peut, même pour sauver deux hommes, exposer avec certitude la vie de 10 ou 15 sauveteurs et faire de nombreux orphelins qui seront les victimes innocentes et vite oubliées d’un fait divers.

Lorsque l’alerte a été donnée jeudi 27, nous affirmons que ce risque était trop grand pour entreprendre une tentative par les Grands-Mulets. Nous allions vers la réédition de l’accident René Payot. Il ne faut pas oublier en effet, comme l’oublie Terray, qu’une chute de neige de 40 à 50 cm. s’est produite mercredi 26. Cette couche de neige non stabilisée aurait fait courir des dangers énormes à des hommes empruntant cet itinéraire. Terray s’y est engagé dimanche et lundi, c’est-à-dire 4 à 5 jours après, alors que la neige s’était stabilisée.

Il reconnaît que la chute de neige survenue mardi 1er, pourtant d’une importance moindre à celle de la semaine précédente, faisait courir à sa caravane des risques tels qu’il a abandonné : c’est du moins le motif qu’il donne. Nous affirmons que jeudi et vendredi la situation était aussi et même plus dangereuse.

Nous regrettons, d’autre part, qu’un alpiniste comme Terray se permette de blâmer ses camarades qui ont pour beaucoup à leur actif un palmarès de sauvetage supérieur au sien. Nous regrettons surtout que, dans sa déclaration à Europe N° 1, il minimise ce qu’ont fait les guides moniteurs de l’E.H.M. : ramener au refuge Vallot les deux pilotes dans les conditions où ils l’ont fait était une tâche à la limite des possibilités humaines et ils ont droit à l’admiration de tous. Quand à dire qu’ils pouvaient remonter Vincendon et Henry, à condition qu’ils le veuillent, c’est, de la part de Terray, de l’inconscience ou une erreur de jugement totale. Cette tâche est impossible pour six hommes, dans les conditions actuelles, et nous l’affirmons au nom de l’expérience de tous les guides qui ont participé à des centaines de sauvetages depuis que notre compagnie existe.

Insinuer qu’ils ne l’entreprennent pas, par mauvaise volonté, est criminel à l’égard de ces hommes qui étaient et sont encore en danger de mort. Lionel Terray n’a jamais cherché à contacter les guides de Chamonix et nous pouvons lui dire qu’un sauvetage n’est pas une entreprise de publicité.

Nous espérons que ce tragique accident incitera les alpinistes éventuels à plus de prudence et plus de modestie dans leurs entreprises et qu’une prise de position officielle leur fera comprendre que d’être secouru n’est pas un droit, quand on s’est mis sciemment dans une position dangereuse, qui expose aussi la vie des sauveteurs.

Le comité de direction des guides exige que Lionel Terray rétracte publiquement les affirmations erronées qu’il a faites concernant ses camarades guides, sinon nous considérons qu’il a commis une faute grave en essayant de tacher la réputation de tous les autres guides et que son exclusion de la compagnie des guides de Chamonix s’impose.

Signé : LE COMITÉ DE LA COMPAGNIE DES GUIDES. » »

 


SOURCE

http://yvesballublog.canalblog.com/archives/2010/01/04/16375625.html

  • Cairn, le blog de Yves Ballu, auteur, collectionneur, livres, voyages, photos, passions, alpinisme.

http://yvesballublog.canalblog.com/

  • Naufrage au Mont-Blanc, L’affaire Vincendon et Henry, Yves Ballu, Glénat, 1988.

Previous 5 janvier 1957 - Le journal 'Le Monde' revient sur l'affaire Vincendon et Henry
Next 1er avril 2021 : Centenaire de la traversée des Andes par l'aviatrice française Adrienne BOLLAND

No Comment

Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *