Aujourd’hui, Pilote de montagne (PDM) se penche sur la figure controversée du pilote d’essais et ingénieur allemand Robert Lusser, concepteur et testeur d’avions sportifs légers mythiques puis d’avions de guerre, à hélice et à réaction pour le IIIe Reich, avant d’être embarqué par les Américains dans leur programme spatial, aux côtés du célébrissime Wernher von Braun…
UN ARTICLE TRÈS DÉTAILLÉ
Après avoir longuement recherché des informations sur Robert Lusser, nous avons déniché une longue et très détaillée biographie sur le site Internet en allemand Hanns Klemme, Schöpfer des Leichtfluzuges (Hanns Klemm, créateur de l’avion léger).
On y découvre les multiples facettes d’un personnage féru d’aviation et d’un inventeur de génie ne se cantonnant pas à une seule et unique spécialité. Bien au contraire, il n’a de cesse de se perfectionner et d’explorer de nouvelles voies, n’hésitant pas à s’engager dans de nouvelles entreprises, de manière volontaire, voire contrainte, comme de nombreux innovateurs allemands de son époque.
Et l’aviation de montagne dans tout cela ? N’oublions Pas que Lusser entame sa carrière professionnelle comme pilote d’essais de la toute jeune société de construction d’avions Klemm, rendue célèbre, grâce à Ernst Udet et à Leni Riefensthal, à travers les films suivants :
Le 6 août 1928, il atterrit sur roues sur le Jungfraujoch (col de la Jungfrau, la pucelle en français). Comme le capitaine des Troupes d’aviation suisses Hans Wirth une douzaine de jours plus tôt, il en redécolle sur skis, mais l’histoire ne dit pas combien de temps lui a pris le montage des spatules sur l’appareil…
Au final, cet article relate le destin exceptionnel d’un ingénieur engagé dans le mouvement nazi autant par conviction que par pur opportunisme, dans le but de faire avancer ses projets aéronautiques. Le condamner à l’oubli pour avoir été du mauvais côté de l’Histoire ne nous semble pas correct. Bien au contraire, enrichissons-nous d’événements peu connus dans l’Hexagone et complétons ainsi nos connaissances de l’aviation de montagne au plan mondial.
Par commodité, l’article ci-dessous est traduit librement de l’allemand et a été rédigé au présent.
« Lusser, Robert
…. a poursuivi ses études, comme Hanns Klemm et Wolf Hirth, à l’université de Stuttgart.
Carrière professionnelle
- 1927 : Chef constructeur de la société Klemm, à Böblingen.
- 1932 : Heinkel Rostock.
- 1934 : Bayerische Flugzeugwerke (BFW) Augsburg
(qui deviendra, plus tard, Messerschmitt).
- 1938-1941 : Heinkel, directeur technique à Rostock.
- 1942 : Fieseler-Werke à Kassel.
- 1948 : S. Navy à Point Mugu (Californie).
Pasadena Jet Propulsion Laboratory (JPL).
- 1954 : S. Army Huntsville (Alabama), progamme des fusées.
- 1959-1964 : Retour en Allemagne, directeur technique de l‘Entwicklungsring (EWR) Süd (co-entreprise des sociétés Ernst Heinkel Flugzeugbau GmbH, Messerschmitt AG et Bölkow GmbH).
1925 – Klemm
Robert Lusser joue un rôle important dans la création de l’entreprise indépendante Klemm et dans le développement de la construction d’avions légers. À la suite du Deutscher Rundflug (Tour aérien d’Allemagne) 1925 pour les avions Klemm, la nouvelle société Daimler-Benz ne veut pas poursuivre la construction d’avions. Lusser devrait donc se concentrer entièrement sur la direction de l’usine de carrosserie de Sindelfingen. Lorsque son concepteur en chef, Martin Schrenk, se rend à la Deutsche Versuchsanstalt für Luftfahrt (DVL) d’Adlershof, Hanns Klemm est très abattu. Et, soudain, Robert Lusser, qui avait étudié la situation avec enthousiasme pendant le vol, apparaît et veut absolument se mettre à sa disposition. Robert Lusser appréhende rapidement le sujet, bien qu’il n’y ait pas beaucoup de travail pour lui. Lusser devient le concepteur en chef de la société « Leichtflugzeugbau Klemm GmbH », nouvellement créée le 18 février 1927.
1928
1932 – Heinkel
Toujours en 1932, Robert Lusser quitte Klemm (en colère ?) pour rejoindre les usines aéronautiques Ernst-Heinkel à Rostock et y concevoir le Heinkel He 71, un avion-école pour pilotes déjà dégrossis, qui doit également convenir à la formation de futurs pilotes de chasse. Un prototype (le D-2390) est achevé, mais Heinkel n’opte pas pour une production en série. Elly Beinhorn utilise l’appareil pour son deuxième vol en Afrique, où le He 71 s’écrase le 13 août 1934.
1934 –BFW/Messerschmitt
Fin 1934, Robert Lusser, probablement sur instruction du RLM [Reichs Luftfahrt Ministerium, dirigé par Hermann Göring], rejoint la BFW en tant que chef du bureau d’études. Subordonné au directeur technique, Willy Messerschmitt, qui lui-même est ingénieur de développement et qu’il déteste (citation originale d’Ernst Heinkel), Lusser conçoit le Bf 108 et le Bf 109.
1938 – Retour chez Heinkel
Robert Lusser rejoint les usines Ernst Heinkel à Rostock le 1er juin 1938 en tant que directeur technique. Immédiatement après son entrée en fonction, il entreprend le développement d’un chasseur bimoteur à réaction, le He 280. Bien que le modèle concurrent, le Me 262, lui soit préféré pour la production en série, cet avion compte parmi les développements les plus avancés de la construction aéronautique allemande pendant la Seconde Guerre mondiale. Le Me 262 et le He 280 sont été les premiers avions à réaction au monde. En outre, le He 280 est le premier avion allemand équipé d’une roulette de nez, ce qui permet un décollage impeccable des avions à réaction. Une autre nouveauté mondiale est l’équipement de cet avion avec un siège éjectable. Des problèmes dans le développement d’avions de combat comme le He 177 et le He 219 conduisent Heinkel à se séparer de son directeur technique en 1941.
Le He 219, premier chasseur de nuit pur, est développé par l’équipe de Lusser, mais le RLM rejette la machine au motif qu’elle est trop sophistiquée. Lusser est alors licencié par Heinkel.
Fieseler-Werke
[Robert Lusser travaille enfin sur la mise au point de l’avion fusée sans pilote de la société Fieseler, le Fi 103, resté de sinistre mémoire sous l’appellation Vergeltungswaffe 1 (Arme de représailles 1]).
Ses recherches et son expérience des systèmes complexes avec le Fi 103 de Fieseler le conduisent à postuler que la fiabilité d’un système global n’est que le produit de la fiabilité des sous-systèmes pris individuellement. Baptisée « Loi de Lusser », son équation, est développée en collaboration avec le mathématicien allemand Erich Pieruschka.
1948 – USA
Lusser est conduit à Point Mugu (Californie) en 1948 (Opération Paperclip) pour y travailler pour l’U.S. Navy ; après une autre escale au Pasadena Jet Propulsion Laboratorium, il arrive à Huntsville (Alabama) en 1954, où il travaille avec Wernher von Braun sur le développement du programme spatial américain (notamment la fusée Redstone).
Des articles intéressants sur cette période :
Lusser se brouille avec Werner von Braun, notamment pour avoir déclaré lors d’une interview avec un journaliste « aucun homme n’ira jamais sur la Lune – et encore moins sur Mars », le risque d’échec étant bien trop élevé. Dans un mémorandum intitulé « Planning and Conducting Reliability Test Programs for guided missiles », Lusser publie ses réflexions sur la base de son expérience du développement du Fieseler F 103 (V1). Son séjour américain est donc abrégé car les États-Unis veulent absolument développer leur programme de fusées, d’autant plus que l’URSS avait déjà une longueur d’avance en matière de recherche spatiale. La catastrophe de la navette Columbia en 2003, qui a fait sept victimes, a pratiquement donné raison à son avertissement, et l’expression « Lusser’s Law » a été inventée.
1959 – Allemagne
En janvier 1959, Lusser retourne en Allemagne et devient directeur technique de l’Alliance de développement sud (Entwicklungsring Süd [EWR]), une co-entreprise entre Ernst Heinkel Flugzeugbau GmbH, Messerschmitt AG (Pressenotiz) et Bölkow GmbH. C’est là qu’il a développé l’EWR VJ 101, un avion expérimental allemand à réaction, à décollage vertical et à grande vitesse. VJ était un chasseur expérimental, initialement conçu pour devenir un successeur VTOL du Lockheed F-104 ‘Starfighter’. Ces projets ont été abandonnés plus tard.
Sous la supervision [du ministre fédéral allemand de la Défense Franz Josef Strauß], Robert Lusser vérifie la fiabilité du F-104G ‘Starfighter’. Sur la base de ses connaissances sur la fiabilité de systèmes complexes, il estime que le manque de fiabilité du F-104, qui avait été transformé en avion tout usage et porte-engins nucléaires pour la nouvelle Luftwaffe, engendre une probabilité de chute d’un cinquième des machines. Comme mesure de sauvegarde, il préconise de redévelopper l’électronique d’impact nucléaire. Mais Strauß refuse de renoncer à l’option nucléaire et les critiques de Lusser sont si politiquement incorrectes qu’il est écarté du programme et que son contrat n’est pas prolongé jusqu’à la fin de 1964. L’avertissement de Lusser se confirma cruellement : la Bundeswehr perd près d’un tiers de ses ‘Starfighter’ ; lors de 292 crashes, 115 pilotes périssent et le ‘Starfighter’ gagne le sobriquet de « Witwensarg » (« Faiseur de veuves »). Robert Lusser avait raison.
1964 – L’inventeur de la fixation de ski sécurisée
En 1963, au cours de vacances de ski, pendant un essai de chute dans une chambre d’hôtel avec un nouvel équipement, Lusser se romp un tendon d’Achille. À l’hôpital et pendant le reste de son contrat avec l’Entwicklungsring Süd à la fin de 1964, il développe une nouvelle fixation de ski qu’il propose plus tard à Samuel G. Wyss AG en Suisse.
Robert Lusser est donc le « père » de la fixation de sécurité moderne mais ne peut assister au lancement réussi sur les marchés allemand, suisse et autrichien, ni aux États-Unis. Quelques années plus tard, la fixation disparaît du marché, d’autres fabricants de fixations de ski ayant émergé en appliquant ses principes de sécurité. »
ÉPILOGUE
Enfant d’une époque très mouvementée, Robert Lusser a eu l’occasion de vivre plusieurs vies hors du commun.
Tout d’abord pionnier de l’aviation légère et sportive, il participe à de nombreuses compétitions et, comme nous l’avons vu, se pose, au moins à une occasion, sur glacier. C’est certainement la période la plus heureuse et la plus souriante du personnage comme de son patron, Hans Klemm, qu’il quitte précipitamment, certainement sur un désaccord.
Nous sommes en 1932, à quelques mois de l’avènement du régime nazi et il y a du réarmement dans l’air. La période qui suit est à la fois la plus connue et la plus secrète de Robert Lusser qui, à la fois, lance de nombreux projets aéronautiques à caractère guerrier, mais dont la biographie efface soigneusement son appartenance au Parti… C’est que, comme de nombreux scientifiques et ingénieurs de l’Allemagne vaincue, il contribue à l’essor de l’industrie aéronautique et spatiale des Alliés, Soviétiques inclus.
Une fois passés par ce purgatoire, ces savants retrouvent leur place dans la société et sont parfois adulés, comme ce fut le cas pour Wernher von Braun, devenu citoyen américain en 1955. Cependant, ce qui singularise Robert Lusser, c’est sa vocation de Cassandre. En effet, fort de sa théorie sur la fiabilité des systèmes complexes, il dérange les politiciens tant américains qu’allemands et finit son existence dans un relatif oubli, invention de la fixation de sécurité mis à part.
Né le 19 avril 1899, il décède le dimanche mercredi 19 janvier 1969, à l’âge de 69 ans et neuf mois.
Traduit de l’allemand par Bernard Amrhein
SOURCES