À la fin de la Première Guerre mondiale et à la sortie de celle-ci, les aviateurs militaires sud-américains rivalisent d’audace pour franchir les Andes centrales, entre l’Argentine et le Chili, ou inversement (voir notre article original à ce sujet). C’est l’occasion de réaliser des exploits mémorables, mais aussi de prouver la pertinence des choix opérés en matière d’équipement en aéronefs d’origine européenne. Dans ce contexte éminemment militaire et concurrentiel, apparaissent quelques entrepreneurs privés cherchant à vivre de leur métier de pilote. C’est le cas du lieutenant italien Elia Liut, qui cherche fortune en Équateur, un pays quelque peu délaissé par les pionniers locaux, européens et américains. C’est bien à contrecœur qu’il franchit les Andes occidentales équatoriennes et devient un véritable héros national, comme le rapporte en 2020 un article de Jorge Villón publié par le blog consacré à l’aviation et au voyage de Guayaquil ‘Pulso Guayaco’…
L’ARTICLE DU ‘PULSO GUYACO’
« Né en Italie le mardi 6 mars 1894, Elia Liut Giusti passe une partie de sa jeunesse en Argentine, avec son père et l’un de ses frères. De retour dans son pays d’origine, il s’engage dans l’aviation militaire pour prendre part au premier conflit mondial. En 1916, il devient effectivement pilote de guerre à l’École d’aviation de San Giusto, à Pise. Plusieurs années plus tard, il avouera avoir falsifié la signature de son père sur l’autorisation parentale nécessaire à l’acceptation de son engagement, tout cela afin de pouvoir assouvir son rêve…
Affecté à l’Escadron n° 75, il réalise des vols d’essai ainsi que des simulations de combat aérien. Âgé de 25 ans en 1919, Liut pilote un Marchetti Vikers ‘Terni’ avec lequel il réalise un record de vitesse.
La même année, avec son camarade pilote Cosme Rennella, il rencontre le consul d’Équateur en Italie, Miguel Valverde. Le diplomate lui propose de se rendre en Équateur afin d’y créer une école d’aviation pour toute la région andine. Elia Liut a déjà vécu en Amérique du Sud et l’idée d’y retourner le séduit. Il acquiert donc un Macchi Harriot HD.1 qu’il baptisera, un peu plus tard, ‘Telégrafo I’.
Cependant, en Équateur, rien ne se passe comme prévu. En effet, le consul Valverde abandonne le projet en avril 1920 alors que Liut est persuadé que tout est réglé comme prévu. Même le plan de repli ne fonctionne pas. En effet, le haut commandement militaire n’est pas convaincu de l’utilité d’une aviation militaire, ce qui conduit le représentant de Liut, Adolfo Bossio, à proposer ses services au gouvernement péruvien. De Quito, la capitale, l’équipe se déplace donc vers le port de Guayaquil pour essayer d’embarquer, avec l’avion, vers le port péruvien de Callao.
Une fois arrivé à Guayaquil, Bossio rencontre le propriétaire de restaurant italien, à qui il raconte ses déboires à Quito. Celui-ci le met en relation avec José Abel Castillo, le propriétaire du plus grand quotidien de Guayaquil, ‘El Telégrafo’, ce dernier acceptant de parrainer le projet. En quête de nouveau abonnés, Castillo veut distribuer les journaux dans d’autres villes de la région en utilisant la voie des airs. Enfin, Liut arrive à Guayaquil en juillet 1920 avec son avion démonté et en caisses, et accompagné de deux mécaniciens, Giovanni Fedelli et Giovanni Ancilloto.
Après remontage de l’avion dans les cours du collège Cristobál Colón, Liut commence à réaliser des démonstrations aériennes au Jokey Club Plaza, un hippodrome alors situé au sud de la ville
Pendant les fêtes d’octobre, le nom de Liut circule dans cette ville de 100 000 habitants. C’est alors qu’un comité en provenance de la ville de Cuenca, offre au pilote d’y effectuer des exhibitions le jour du Centenaire de l’Indépendance du pays, c’est-à-dire le mercredi 3 novembre 1920… ce qui signifie qu’il faut re-démonter l’appareil pour le transporter là-bas. Liut refuse cette option et étudie la possibilité d’effectuer un vol direct Gayaquil/Cuenca. C’est donc la première fois qu’un aviateur réaliserait une traversée des Andes équatoriennes.
Malheureusement, la tentative du mercredi 3 novembre doit être reportée au lendemain à cause de mauvaises conditions météorologiques. Le jeudi 4 novembre, à 10 h 30, Liut décolle de Guayaquil en emportant une première sacoche de courrier ainsi que des exemplaires du ‘El Telégrafo’ et s’envole vers Cuenca. Elia Liut devient ainsi le premier pilote à franchir les Andes.
Le vol proprement dit ne dure qu’une heure. À l’atterrissage, Liut est acclamé par la foule comme ‘le Conquérant des Andes’ ou comme ‘le Condor des Andes’, au choix. Les journaux ‘El Telégrafico’ et ‘El Comercio’ relatent l’exploit en premières pages et en gros titres des éditions du lendemain.
Ensuite, le pilote effectue des exhibitions à Riobamba et Quito. Fereruci Guicciardi, un autre aviateur italien, prend le relais pour les démonstrations d’Otavalo, Tulcán, Pasto et Cali.
Ensuite, José Abel Castillo rachète l’avion et en fait don à l’École d’aviation équatorienne qui se crée le mardi 12 juillet 1921, et dont Liut devient le premier directeur.
Liut finit par s’installer dans la capitale où il épouse Carmela Angulo, puis abandonne l’aviation pour l’agriculture.
Liut pilote un avion pour la dernière fois en 1952, en survolant trois fois la ville de Guayaquil. Il meurt d’un infarctus le lundi 12 mai de la même année. »
CENTENAIRE DE L’EXPLOIT D’ELIA LIUT
En 2019, Bryan Miranda, un pilote professionnel équatorien qui a notamment réussi à traverser l’Argentine du nord au sud en monomoteur, lance l’idée de répéter l’exploit du pilote italien à l’occasion du Centnaire de sa traversée des Andes. Cependant, au fil des mois, le projet vise également à envoyer un message positif en pleine crise sociale, économique et morale que vit le monde en pleine pandémie COVID-19.
Le vol historique du ‘Condor des Andes’ est commémoré cent ans jour pour jour, et à la même heure, après l’exploit du 4 novembre 1920. Cinq avions s’élancent de Guayaquil, parmi lesquels une réplique du ‘TelégrafoI’, un biplan-biplace construit par Juan Rodriguez, un pilote professionnel de Cuenca.
Réalisé entre le 1er et le 7 novembre 2020, le circuit rallie Latacunga, en passant par Tulcan, Tachina, Manta, Guayaquil, Cuenca, Macas, Shell, Riobamba, Ambato, Latacunga et Quito.
ÉPILOGUE
Au résultat, la performance du pilote italien semble bien modeste comparée à celles des autres héros sud-américains. Elle est également sans lendemain, puisque le pilote loue rapidement ses services à l’aviation militaire équatorienne naissante avant de se marier et de changer radicalement d’activité.
À la réflexion et en étudiant les cartes, il apparaît que l’entreprise d’Elia Liut était bien vouée à l’échec. En effet, l’Équateur est somme toute, tout comme le Pérou d’ailleurs, un pays certes charnière, mais facilement contournable par les airs et sans réel débouché vers des voisins intéressants aux plans économique et commercial… défauts que les troubles intérieurs et les conflits frontaliers régionaux des années 1930 et 1940 n’ont fait qu’amplifier.
Au final, ce que l’on pourrait désigner comme un exploit sans lendemain souligne toute la pertinence d’une ligne aérienne longue distance (ou long courrier) ambitieuse du type de l’Aéropostale française (et de ses différentes filiales sud-américaines). En effet, Buenos Aires pouvait bien ressembler à un horizon indépassable, mais c’est le génie de quelques entrepreneurs proprement visionnaires d’avoir prolongé cette ligne vers Santiago du Chili, Asuncion et Rio Galegos, en Terre de Feu…
Éléments recueillis par Bernard Amrhein
SOURCES
Pulso Guayaco, martes, 3 de noviembre de 2020/Elia Liut, primer piloto en cruzar los andes en Ecuador
‘Elia Liut, un pionero aéreo sobre los Andes’ 1920-2020
Pilotos recorrerán por Ecuador y emularán la hazaña de Elia Liut
Un circuito en 10 ciudades por el centenario del primer vuelo Guayaquil-Cuenca
BIBLOGRAPHIE
En 2020, la ‘Fiume Veneto Ricorda’ publie un ouvrage intitulé ‘Elia Liut, 1920-2020’. Ce qui est intéressant sur la première de couverture ci-dessous, c’est le sous-titre ‘Centenerio della prima trasvolta andina’ (‘Centenaire de la première traversée aérienne andine’)…
Essayons de comprendre la démarche des auteurs de ce recueil. Certainement afin d’attribuer à un aviateur la première traversée des Andes, on nie les exploits du lieutenant argentin Luis Cenobio Candelaria et du lieutenant chilien Dagoberto Godoy Fuentealba, qui sont des aviateurs militaires, pour faire d’un entrepreneur civil le pionnier des vols transandins.
Extrêmement contestable, ce biais s’appuie sur l’oubli du fait que Liut était lui aussi pilote de guerre pendant la Première Guerre mondiale et que la véritable première qu’il a effectivement réalisée s’est déroulée en Équateur…
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