1916-1925 / L’épopée des premières traversées des Andes par les airs


Ces dernières semaines, Pilote de montagne (PDM) a relaté les exploits de plusieurs aviateurs Sud-Américains et d’une aviatrice française ayant pour point commun d’avoir tenté (et réussi) la traversée de la cordillère des Andes au tournant des années 1920. Consacré à la commémoration du Centenaire Adrienne Bolland, ce mois d’avril est l’occasion de faire la synthèse des points de convergence et des différences entre les protagonistes…

L’EUROPE AUX AVANT-POSTES

L’un des premiers buts de l’aviation naissante est d’abolir les obstacles naturels et de favoriser les relations entre les hommes, les peuples, voire les continents. Ainsi, le dimanche 25 juillet 1909, Louis Blériot franchit la Manche, frontière naturelle entre la France et l’Angleterre et, le vendredi 23 septembre 1910, le Péruvien Jorge Chávez Dartnell réussit à franchir les Alpes dans un vol entre la Suisse et l’Italie qui lui est malheureusement fatal. En effet, alors qu’il se prépare à faire étape à Domodossola (Italie), les ailes de son monoplan Blériot XI se replient et l’appareil fait une chute d’une dizaine de mètres devant une foule, venue nombreuse pour accueillir le jeune héros, qui met ensuite quatre jours à mourir dans d’atroces souffrances…

Comment imaginer qu’après la traversée des Alpes, Chávez n’aurait pas envisagé de traverser les Andes ? Pour mémoire, c’était un Péruvien né à Paris et n’y connaissant rien à l’Amérique du Sud, où il n’avait jamais séjourné.

 

BIELOVUCIC CAVALIÉ FRANCHIRA-T-IL LE PAS ?

Avec la disparition de « Géo » Chávez, une question se pose naturellement : né à Lima le Franco-Péruvien Juan Bielovucic Cavalié sera-t-il le premier Sud-Américain à relever ce défi ?

Déjà titulaire de plusieurs records en France, il s’est aussi illustré en Italie et semble le plus à même de réaliser le rêve de son ami.

 

Séjour au Pérou

En effet, le dimanche 15 janvier 1911, Bielovucic retourne au Pérou, emportant avec lui un avion et le personnel technique requis par la Ligue aéronautique péruvienne. Après l’exploit malheureux de Chávez dans les Alpes, le pays est en ébullition car il faut faire oublier les pertes territoriales de la guerre du Pacifique et, pour les plus visionnaires, se préparer à une future guerre aérienne contre son voisin su sud.

À Santa Beatriz, Bielovucic réalise le premier vol d’avion au Pérou, survolant Lima, Callao ainsi que la côte de l’océan Pacifique. Le président péruvien Augusto Bernardino Leguía y Salcedo et d’autres dignitaires assistent à cet exploit. Le dimanche 29 janvier, il effectue un vol de 20 minutes de Lima à Ancón, un jour avant de devenir instructeur de vol dans la première école de pilotage d’Amérique du Sud.

Malheureusement, « Biélo », comme on le surnommait alors, ne tente pas l’aventure, pour plein de raisons d’ordre technique, mais aussi financier.

Retour en France

Toujours la même année, il devient colonel du Cuerpo de Aviación del Perú (CAP) et retourne en France comme attaché de l’armée de l’air.

Le vendredi 12 mai 1911, son avion prend feu au décollage de l’aérodrome d’Issy-les-Moulineaux, mais Bielovucic survit en sautant de l’appareil à basse altitude. Le 28 mai, il participe à la course aérienne Paris-Rome-Turin et rejoint, en août, la 2e Compétition militaire en France aux commandes d’un monoplan Hanriot. En 1912, il participe au Grand Prix de l’Aéro-Club à Angers sur Hanriot-biplace, mais il se contusionne sérieusement près de Saumur. Il est cependant l’un des lauréats du Concours militaire anglais 1912, dont il termine brillamment toutes les épreuves. À la fin de cette année, il établit un record de vitesse de montée sur un monoplan Blériot, grimpant à 2 200 mètres d’altitude en 12 minutes. Cette année-là, les lecteurs du ‘Matin’ élisent Bielovucic meilleur aviateur français.

La traversée des Alpes

Le vendredi 24 janvier 1913, il est le deuxième aviateur à franchir avec succès les Alpes en avion, aux commandes d’un monoplan Hanriot doté d’un moteur de 80 CV, achevant la première traversée des Alpes tentée par son défunt compatriote, Jorge Chávez Darnell, le vendredi 23 septembre 1910. Chávez avait presque terminé la course Brigue (Valais) Milan (Italie) mais, les ailes de son Blériot XI  s’étant brisée, s’était écrasé depuis une hauteur de 10 mètres…

DES DÉBUTS TIMIDES

Malgré cet accident, les grandes traversées, comme les autres exploits aériens d’ailleurs, reçoivent un écho positif jusqu’en Amérique du Sud et y éveillent des vocations. C’est ainsi que le dimanche 1er  décembre 1912, le caporal Pablo Teodoro Fells, conscrit de l’armée argentine, réalise un raid Buenos Aires-Montevideo et retour en parcourant une distance trois fois supérieure à celle effectuée par Blériot au cours de sa fameuse traversée de la Manche.

Forts de ces premiers exemples, les aéronautes et les aviateurs Sud-Américains visent, tout naturellement la traversée de la terrible cordillère des Andes, peuplée de géants enneigés et théâtre de tempêtes mémorables, si possible en établissant des liaisons aériennes entre pays frères, mains néanmoins concurrents. Par conséquent, l’émulation est grande au plan local.

DES TENTATIVES INFRUCTUEUSES

Le mardi 25 mars 1913, le Chilien Clodomiro Figueroa Ponce réalise, aux commandes de son avion de 50 CV baptisé ‘Caupolicán’, le raid Batuco-Valparaiso-Santiago, d’une distance de 300 kilomètres, un record dans le cône sud de l’Amérique.

À la fin de cette même année, cet aviateur se lance dans l’entreprise risquée du franchissement des Andes par les airs. En trois tentatives infructueuses, non exemptes d’héroïsme, Figueroa ne réussit qu’à frôler les contreforts des chaînes de montagnes, à 3 200 mètres d’altitude.

En 1914, l’Argentin Jorge Newbery suit, comme bien d’autres après lui, la route historique du général José de Saint-Martin y Matorras et de sa colonne de libération du Chili, l’armée des Andes. Sa mort prématurée dans les environs de Mendoza l’empêche de réaliser ce rêve.

Newbery est le véritable concepteur de la « Traversée des Andes par un plus lourd que l’air ». Pour concrétiser ce projet, il effectue une série d’études, se rend deux fois au Chili, monte en ballon dans les environs de Colina mais, malheureusement, ses efforts ne sont guère couronnés de succès.

PREMIER SUCCÈS, NOUVEAUX RETARDS

Le samedi 24 juin 1916, l’aéronaute Eduardo Bradley et le capitaine de l’armée chilienne José María Zuloaga viennent à bout de la Cordillère en reliant, enfin, Santiago à Mendoza (d’Ouest en Est, donc), à bord d’une montgolfière répondant au nom mythique d’Eduardo Newbery.

Pour le centenaire de la grande bataille de Chacabuco, le lieutenant argentin Pedro Zani tente à nouveau le franchissement des Andes en avion, mais échoue dans son entreprise.

À l’aube de la première guerre mondiale, les cieux de l’Ancien Monde sont couverts d’avions et, tandis que tonne le canon, la ‘Nouvelle Arme’ promet d’imposer sa suprématie dans les airs tout au long du XXe siècle.

Pendant ce temps, en Amérique du Sud, l’aviation stagne. Leurs usines ne produisant plus que pour leurs besoins militaires propres, les grandes puissances n’envoient pas de pièces détachées pour entretenir le parc aérien existant dans cette partie du globe.

 

LE SUCCÈS, ENFIN !

Après le premier conflit mondial et à  peine breveté, le lieutenant argentin Luis Cenobio Candélaria fait part de son projet de traverser le massif pour participer, avec son avion, aux célébrations du Centenaire de la bataille de Maipú, dans la région de Mendoza.

Une entreprise non autorisée

Essuyant un refus de sa hiérarchie, l’officier perçoit tout de même un Morane-Saulnier Parasol de 80 CV, offert, en 1915, par les dames de Mendoza à l’École Militaire d’Aviation. Cependant, Candelaria est seulement autorisé à « s’entraîner et à reconnaître la région Sud ».

C’est ainsi qu’en avril 1918, Candelaria arrive à Zapala. Évoluant tout près du massif montagneux,, il s’accorde avec son mécanicien, Miguel Soriano, sur la possibilité de rallier Temuco par voie aérienne, soit une distance de 200 km à vol d’oiseau.

Deux tentatives avortées sont effectuées par Candelaria les lundi 8 et mercredi 10 avril 1918. Le vent et la neige empêchent l’avion d’avancer, le contraignant à regagner sa base.

 

Une grande première

Dans l’après-midi du samedi 13 avril 1918, le petit Parasol décolle finalement pour une destination incertaine. Vers le pays voisin, certes, mais aussi vers l’inconnu.

Le Parasol prend de la hauteur, le doux ronronnement de son moteur commence à agiter la montagne, qui n’a jamais vu passer un oiseau aussi étrange.

Le Morane-Saulnier se raidit et atteint les hauteurs de Lonquimay, à une altitude avoisinant les 4 000 mètres d’altitude.

En survolant les chaînes de montagnes et les forêts impénétrables, Candelaria sent que le voyage approche de son terme. Il survole la laguna Galletué et entame sa descente en survolant, vers le sud, les contreforts des chaînes de montagnes du secteur chilien.

Après deux heures trente de vol, l’aviateur aperçoit, au loin, un petit village et prépare son Morane-Saulnier pour l’atterrissage sur un terrain qu’il pense être le bon, car les nuages et la brume ne lui ont même pas permis de localiser les environs de Temuco, un lieu qu’il ne connaît pas, puisqu’il n’est jamais allé au Chili.

Malheureusement, la piste improvisée lui joue un mauvais tour et il percute violemment une clôture. Candelaria sort par ses propres moyens de l’amas de ferraille de son Morane, avec le cœur rempli d’émotion et une joie intense inondant tout son être.

LES TENTATIVES SUIVANTES

12 décembre 1918 / Tentative du lieutenant chilien Dagoberto Godoy

À la mi-1918, la Grande-Bretagne livre au Chili douze avions du type Bristol M.1c en compensation des navires en construction en Angleterre affectés en urgence à la Royal Navy. Le Major (commandant) Victor Huston[vi], un as du pilotage, est chargé de l’entraînement des pilotes chiliens. En décembre, l’instructeur incite Godoy à demander à son chef, Pedro Dartnell, l’autorisation de tenter la traversée des Andes en leur point le plus élevé, arguant du fait que les Bristol surpassent en performance tous les avions précédemment en service.

Le jeudi 12 décembre 1918, à bord du Bristol M.1c immatriculé C4988, Godoy décolle de l’aérodrome d’El Bosque et survole Tupungato, en passant par les cols de Cristo Redentor et d’Uspallata, tout en passant au large du plus haut sommet d’Amérique du Sud, l’Aconcagua (6 962 mètres d’altitude).

D’une durée de 90 minutes, le vol s’effectue à une vitesse de 180 à 190 kilomètres à l’heure (110 à 120 miles/hour) et à une altitude maximale de 6 300 mètres (soit 20 700 pieds [ft]), le poste de pilotage étant ouvert et non chauffé, sans oxygène. Malheureusement, lors de l’atterrissage dans un champ à Lagunitas, près de Mendoza (Argentine), Godoy heurte une clôture et endommage son train d’atterrissage, son hélice et son aile droite, puis heurte sa tête sur le tableau de bord, ce qui lui occasionne une légère commotion.

Godoy finit par retourner au Chili pour y être acclamé publiquement et promu capitaine.

 

5 avril 1919 / Tentative du lieutenant chilien Armando Cortinez Mújica

Alors lieutenant de l’aviation chilienne, Armando Cortínez s’empare illégalement d’un Bristol M.1c et suit les traces du lieutenant Dagoberto Godoy. L’idée est de réaliser un vol commémorant la date historique du 5 avril 1818, à laquelle a eu lieu la bataille de Maipú et qui a culminé avec l’Abrazo de Maipú entre le général Bernardo O’Higgins et le général argentin José de San Martin [y Mattoras], un fait historique symbolisant l’union des Chiliens et des Argentins. Il s’agit de rejoindre Mendoza (Argentine) pour y retrouver le lieutenant argentin Luis Candelaria, avec lequel il s’est concerté. Mais il l’y attend toujours…

 

30 juillet 1919 / Tentative du lieutenant Italien Antonio Locatelli

Combattant dans l’aviation militaire italienne pendant le premier conflit mondial, le lieutenant Antonio Locatelli s’illustre lors d’un raid aérien sur Vienne (Autriche) effectué le 9 août 1918 sous les ordres de Gabriele d’Annunzio, prince de Montenevoso. Son avion étant abattu, il est fait prisonnier mais réussit à s’évader.

En 1919, il est envoyé en Argentine dans le cadre d’une mission militaire. Fin juillet, il effectue un vol (de 370 km) entre Mendoza (Argentine) et Valparaiso (Chili), pendant lequel il survole les Andes à 6 500 mètres d’altitude. Il retourne ensuite en Argentine, mais en poussant jusqu’à Buenos Aires, soit une distance de 1 500 km.

Cet exploit marque une étape importante pour les liaisons aériennes sud-américaines, car il s’agit, pour la première fois, d’une mission utile, d’un acheminement de courrier… Cependant, pour passer à de véritables liaisons commerciales, il faut une mise de fonds, beaucoup de constance et quelques pilotes à l’esprit aventureux… en attendant de disposer d’avions se jouant de l’altitude comme des éléments.

9 avril 1920 / Tentative du capitaine franco-argentin Vincente Almondos Almonacid

En août 1914, lorsque l’Europe s’enflamme, de nombreux jeunes argentins rejoignent les armées françaises, italiennes, britanniques… et Vincente Almandos Almonacid s’engage dans la Légion étrangère, section aviation, au sein de laquelle il obtient son brevet de pilote militaire en septembre 1915. Le jeune adjudant-pilote incorpore alors l’escadrille MF.29, spécialisée dans les bombardements et commandée par le capitaine Maurice Happe, surnommé ‘Roter Teufel’ (le Diable rouge) par l’armée allemande. Il participe ensuite à des vols de surveillance au-dessus de Paris, à des combats aériens et à des bombardements en Allemagne, notamment en vol de nuit, ce qui constitue une première à l’époque.

À la fin de la guerre il intègre l’escadrille MS.26 de Roland Garros. Promu au grade de capitaine, il se voit conférer la Médaille militaire, la Croix de guerre (avec de nombreuses palmes), l’insigne de la Légion d’honneur, l’insigne de la Ligue aéronautique de France ainsi que l’insigne du gouvernement de Grande-Bretagne.

En 1919, avec une escadrille française comptant vingt avions, quatre hydravions et quatre planeurs, en tant que chef de division de la Mission aéronautique française, il traverse l’Atlantique jusqu’à Buenos Aires où il arrive le samedi 6 septembre 1919. Il a dans ses bagages deux avions que la France lui a offerts, dont un avion de chasse. Joaquín Víctor González, dans son discours d’accueil officiel, le surnomme la ‘Centinela de los Andes’. Ensuite, le Congrès national argentin l’intègre dans l’Aviation militaire.

Au début de 1920, le chef de la Mission française le désigne, avec le lieutenant Fernand Prieur, pour poursuivre la mission au Chili. Gros problème : il faut traverser la cordillère des Andes. Avec son biplan Spad 220, le lieutenant Prieur rencontre beaucoup de problèmes mécaniques pour rejoindre Mendoza (Argentine). Ensuite il effectue un atterrissage forcé de nuit à deux mille mètres d’altitude et l’avion est détruit. Le chef de la Mission française ordonne alors à Prieur de prêter sa machine (un Breguet de 300 CV), plus puissante, à son compagnon argentin. Celui-ci refuse pour « ne pas priver la France » de la gloire de relier l’Argentine au Chili pour la première fois. Prieur reprend la préparation de cette mission. Rappelons-nous que c’est Candélaria qui a, le premier, franchi les Andes, mais bien plus au sud, là où les montagnes sont bien moins impressionnantes…

La même année, le Lieutenant Jean Guichard et l’Argentin Jiménez Lest, des compagnons de guerre, négocient dans le cadre de la Mission aéronautique française et avec la Compagnie franco-argentine de transports, l’achat d’un avion pour Vincente Almandos Almonacid. Le président de la compagnie qui, avec panache et générosité, répond que « les avions français ne sont pas à vendre pour Almandos Almonacid, mais plutôt à recevoir comme un cadeau », transfère un Spad VII à moteur Hispano-Suiza de 220 CV par voie ferrée, jusqu’à Mendoza.

Le lundi 29 mars 1920, le “Cóndor Riojano” décolle à la tombée de la nuit depuis Mendoza pour se poser dans un champ de vigne près de la plage de Vergara (Chili), à côté d’un champ de vigne près de la mer, où il effectue un atterrissage parfait dans l’obscurité.

4 novembre 1920 / Tentative de l’Italien Elia Liut Giusti

Né en Italie le mardi 6 mars 1894, Elia Liut Giusti passe une partie de sa jeunesse en Argentine, avec son père et l’un de ses frères. De retour dans son pays d’origine, il s’engage dans l’aviation militaire pour prendre part au premier conflit mondial. En 1916, il devient effectivement pilote de guerre à l’École d’aviation de San Giusto, à Pise. Plusieurs années plus tard, il avouera avoir falsifié la signature de son père sur l’autorisation parentale nécessaire à l’acceptation de son engagement, tout cela afin de pouvoir assouvir son rêve…

Affecté à l’Escadron n° 75, il réalise des vols d’essai ainsi que des simulations de combat aérien. Âgé de 25 ans en 1919, Liut pilote un Marchetti Vickers Terni avec lequel il réalise un record de vitesse.

La même année, avec son camarade pilote Cosme Rennella, il rencontre le consul d’Équateur en Italie, Miguel Valverde. Le diplomate lui propose de se rendre en Équateur afin d’y créer une école d’aviation pour toute la région andine. Elia Liut a déjà vécu en Amérique du Sud et l’idée d’y retourner le séduit. Il acquiert donc un Macchi Harriot HDI qu’il baptisera, un peu plus tard, « Telégrafo I ».

Cependant, en Équateur, rien ne se passe comme prévu. En effet, le consul Valverde abandonne le projet en avril 1920 alors que Liut est persuadé que tout est réglé comme prévu. Même le plan de repli ne fonctionne pas. En effet, le haut commandement militaire n’est pas convaincu de l’utilité d’une aviation militaire, ce qui conduit le représentant de Liut, Adolfo Bossio, à proposer ses services au gouvernement péruvien. De Quito, la capitale, l’équipe se déplace donc vers le port de Guayaquil pour essayer d’embarquer, avec l’avion, vers le port péruvien de Callao.

Une fois arrivé à Guayaquil, Bossio rencontre un propriétaire de restaurant italien, à qui il raconte ses déboires à Quito. Celui-ci le met en relation avec José Abel Castillo, le propriétaire du plus grand quotidien de Guayaquil,« El Telégrafo », ce dernier acceptant de parrainer le projet. En quête de nouveaux abonnés, Castillo veut distribuer les journaux dans d’autres villes de la région en utilisant la voie des airs. Enfin, Liut arrive à Guayaquil en juillet 1920 avec son avion démonté et en caisses, et accompagné de deux mécaniciens, Giovanni Fedelli et Giovanni Ancilloto.

Après remontage de l’avion dans les cours du collège Cristobál Colón, Liut commence à réaliser des démonstrations aériennes au Jokey Club Plaza, un hippodrome alors situé au sud de la ville

Pendant les fêtes d’octobre, le nom de Liut circule dans cette ville de 100 000 habitants. C’est alors qu’un comité en provenance de la ville de Cuenca, offre au pilote d’y effectuer des exhibitions le jour du Centenaire de l’Indépendance du pays, c’est-à-dire le mercredi 3 novembre 1920… ce qui signifie qu’il faut re-démonter l’appareil pour le transporter là-bas. Liut refuse cette option et étudie la possibilité d’effectuer un vol direct Gayaquil/Cuenca. C’est donc la première fois qu’un aviateur réaliserait une traversée des Andes équatoriennes.

Malheureusement, la tentative du mercredi 3 novembre doit être reportée au lendemain à cause de mauvaises conditions météorologiques. Le jeudi 4 novembre, à 10 h 30, Liut décolle de Guayaquil en emportant une première sacoche de courrier ainsi que des exemplaires du « El Telégrafo » et s’envole vers Cuenca. Elia Liut devient ainsi le premier pilote à franchir cette partie des Andes.

Le vol proprement dit ne dure qu’une heure. À l’atterrissage, Liut est acclamé par la foule comme « le Conquérant des Andes » ou comme « Le Condor des Andes », au choix. Les journaux « El Telégrafico » et « El Comercio » relatent l’exploit en premières pages et en gros titres des éditions du lendemain.

 

1er avril 1921 / Tentative d’Adrienne Bolland, ‘La déesse des Andes’

Arrivée à Buenos Aires en janvier 1921 avec deux G.3 démontés dans des caisses, et le mécanicien René Duperrier de la firme Caudron à ses côtés, elle réalise la propagande commerciale demandée par l’avionneur sitôt les avions arrivés et remontés.

Elle y apprend par la presse qu’elle est venue pour traverser les Andes. Elle ne s’en souvient pas, elle a siroté trop de champagne. L’ambassadeur de France fulmine : elle va causer un tort terrible à l’aviation française. Piquée au vif, Adrienne maintient son défi, mais elle frémit : avec 40 heures de vol au compteur et un moteur de seulement 80 CV, elle n’a aucune chance de s’en sortir. Son Caudron, léger comme une plume, c’est une cellule posée sur des ailes en papier.

À la mi-mars, elle rejoint Mendoza, malgré le refus de Caudron de lui envoyer un avion plus puissant. Elle arrive en train, dans la capitale de la province nichée aux pieds de la cordillère, le dimanche 20 mars, avec un des deux G.3 et fait deux essais devant toute la ville, avant de s’envoler à l’aube du 1er avril.

Adrienne Bolland entreprend la traversée des Andes avec le Caudron G.3, c/n 4902, immatriculé F-ABEW, un avion de reconnaissance et d’entraînement léger de la première guerre mondiale fabriqué par la Société des Avions Caudron.

Le plafond du Caudron G.3 (construit en bois et toile, moteur le Rhône de 80 CV) est de 4 000 mètres, alors que la route qu’elle a choisie (la plus directe, à la différence de ses prédécesseurs), par le Paso de la Cumbre (aussi appelé col d’Uspallata) et par le monument du Christ Rédempteur des Andes) la fait passer à proximité du point culminant de la chaîne, l’Aconcagua, à 6 962 mètres d’altitude et au nord du volcan Tupungato (6 570 mètres d’altitude). En partant, elle est convaincue de ne jamais sortir vivante de cette traversée. Elle n’emporte ni carte ni compas, mais des ballerines et une robe du soir, un poignard et un revolver pour se suicider en cas d’accident. Des oignons entourent son cœur, elle en croquera si elle étouffe. Son torse ressemble à une cuirasse. Pour se protéger du froid, elle l’a enduit de graisse et de bandelettes de papier.

 

Après 4 h 15 d’un vol épique, où elle se perd et doit chercher son chemin entre les flancs à pic des montagnes, à une moyenne de 50 kilomètres à l’heure, après un choix vital qui la rendra célèbre lorsqu’elle révélera comment se prit sa décision, elle se pose sur la piste de Lo Espejo, l’école militaire d’aviation de Santiago du Chili (aujourd’hui El Bosque).

Elle, qui a entrepris cette aventure avec moins de 40 heures de vol à son actif, reçoit au Chili un accueil d’autant plus triomphal que l’exploit paraissait invraisemblable. Grand absent, l’ambassadeur de France à Santiago ne s’est pas déplacé, croyant à un poisson d’avril (il rejoindra celle qu’on célèbre comme la ‘Déesse des Andes’ dans la soirée, pour s’en excuser).

Complètement épuisée, Adrienne ne tient pas debout. Pour la photo officielle, il faudra attendre le lendemain :

L’avion est vendu sur place et Adrienne rentre à Buenos Aires en train. La page est déjà tournée.

31 août 1925 / Alejandro Velasco Astete, conquérant des Andes péruviennes

Alejandro Velasco Astete naît dans le district de San Jerónimo dans la province de Cuzco, le 23 septembre 1897. Dès son plus jeune âge, il se passionne pour l’aviation naissante, mais ses illusions se brisent à la fin de ses études secondaires. En effet, il doit choisir une autre carrière et entrer à la Faculté de mathématiques et de sciences naturelles de l’Université San Antonio Abad de Cuzco, où il acquiert les connaissances lui permettant de déménager à Lima, en entrant à l’École des ingénieurs, où il étudie entre 1917 et 1919 dans la spécialité de la mécanique et de l’électricité.

À l’époque, le Service de l’aviation militaire du Pérou est créé dans l’armée de Terre, qui inaugure son école de pilotage et offre des places aux civils. C’est ainsi que Velasco Astete a la grande chance de réaliser son rêve de devenir pilote militaire. Le 27 février 1920, il postule au premier concours d’admission et entre comme seul civil dans un groupe composé d’officiers de l’armée et de la marine de guerre et intègre la première promotion de l’École d’aviation militaire pour se former comme pilotes militaires. Il sort en 1922 après avoir obtenu son titre de pilote militaire et le grade de sous-lieutenant de réserve de l’armée, puis rejoint le groupe d’officiers de l’École d’aviation militaire.

Au cours de ses premières années en tant qu’aviateur militaire, il participe à d’importantes activités aériennes commandées par le haut commandement de l’armée. Le 1er février 1925, Velasco Astete est promu sous-lieutenant d’active de l’armée de l’Air et continue à servir comme instructeur de vol à l’École d’aviation militaire Jorge Chávez.

 

En 1921, la municipalité et le Comité de l’aviation de Cuzco achètent un Ansaldo SVA5 qu’ils baptisent « Cusco » pour en faire don à l’armée. Cependant, en raison de retards administratifs, les pièces détachées de l’appareil n’arrivent dans le pays qu’en 1923 pour être assemblées dans des ateliers de l’École de l’aviation militaire de la base aérienne de Las Palmas, près de Lima. L’avion « Cusco » est confié à Velasco Astete à la demande du représentant du département de Cuzco à la Chambre des députés, afin qu’il l’emmène à la Cité impériale.

Ainsi Velasco Astete, après avoir préparé son avion dans ce but, détermine que la date la plus favorable pour effectuer ce vol est le 29 août 1925. Il est autorisé à suivre son itinéraire en deux étapes. À la date prévue, il quitte Las Palmas pour Pisco, où il arrive sans encombre. En raison des conditions météorologiques, il ne peut poursuivre son vol vers Cuzco que deux jours plus tard. Décollant de Pisco à 11 heures du matin, il vainc les hauts sommets péruviens et peut contempler la capitale de l’Empire des Incas à 14 h 50.

L’arrivée du pilote cusco dans sa terre natale constitue une apothéose sans précédent. Après avoir survolé la ville, le héros atterrit dans le champ de  « La Polvora » (la Poudre), où la foule s’est rassemblée pour l’accueillir. En descendant de l’avion, il rejoint les autorités civiles et militaires sous les ovations du peuple cusco. En arrivant à la municipalité de Cuzco, le maire le déclare « Fils bien-aimé de la ville » puis, très ému, Velasco Astete remercie l’assemblée en ces termes :

« Après sept ans d’absence de Cuzco, je reviens sur cette terre si chère, en accomplissant mon plus grand désir : par les airs. Et j’ai entrepris cette croisade pour montrer les progrès de l’aviation dans le pays, ainsi que la fierté de piloter, en traversant les Andes, une machine cusco »

Pendant son séjour à Cuzco, le peuple cusco ne cesse de l’honorer et de lui montrer sa grande affection et ses engagements sociaux et civiques sont très intenses. Au cours de chacune de ces journées, il mène d’innombrables activités, allant de réunions familiales à des réunions sociales, protocolaires et civiques. Au nombre de celles-ci, nous pouvons mentionner les réceptions émouvantes au Collège des Sciences et à l’Université San Antonio Abad del Cusco où il avait entamé ses études supérieures. Un autre moment important est sa participation à la cérémonie de remise officielle de l’avion Ansaldo « Cusco » à l’armée de Terre sur le terrain de vol de « La Polvora », où il effectue un vol d’exhibition en direction du village de Cusco en survolant plusieurs zones proches de la ville de Cuzco.

Le 28 septembre, décollant du champ de « La Polvora », il poursuit son programme en volant vers Puno, qu’il atteint après une heure et cinquante-trois minutes de vol. Alertée par le bruit du moteur de l’avion, une foule innombrable se rend vers le champ de « La Chacarrilla » (la femme de chambre) préparé pour son arrivée. Sur le point d’atterrir, il s’aperçoit que certains spectateurs traversent la piste improvisée et, en voulant les éviter, il tente de dévier sa trajectoire et s’écrase contre un mur de briques. Velasco Astete meurt sur le coup.

Sa dépouille mortelle est transférée de Puno à Cusco où elle arrive le 30 septembre dans la nuit. Le lendemain matin, le cercueil est transféré vers la cathédrale où sont célébrées les obsèques, le corps étant ensuite transporté au cimetière de La Almudena où, avant l’inhumation, d’éminentes personnalités tiennent des discours élogieux pour « le Fils bien aimé de son peuple ».

En mémoire de Velasco Astete, l’aéroport international de la capitale impériale porte le nom de l’insigne aviateur de Cusco. Le 29 août 1966, le Congrès de la République le déclare « Pionnier et Martyr de l’Aviation péruvienne ». De même, dans le cadre de la commémoration du cinquantième anniversaire de sa disparition, en septembre 1975, sa dépouille mortelle est exhumée et transportée au pied de l’obélisque érigé en son honneur devant l’entrée de ce terminal aérien.

ANALYSE

Après le récit des exploits successifs, reste à en tirer quelques conclusions pertinentes.

Points de convergence

En premier lieu, on peut noter que toutes les tentatives ayant échoué au début de cette épopée de la traversée des Andes sont le fait d’entrepreneurs civils. Même la première traversée en ballon par l’aéronaute Eduardo Bradley en 1916 est placée sous l’autorité du capitaine chilien José Maria Zuloaga, dont la carrière militaire sera bien boostée grâce à cette équipée.

À l’exception, peut-être, du lieutenant chilien Dagoberto Godoy, poussé par son instructeur (anglais) à démontrer la supériorité des avions britanniques, tous les jeunes régionaux de l’étape ayant réussi à franchir la Cordillère sont des militaires prétextant une mission de routine pour la dévier quelque peu, voire beaucoup. En théorie passibles de sanctions, ils s’en sortent tous avec les honneurs et la gloire, voire l’assurance d’un avancement avantageux. À défaut de les enrichir, leur équipée leur aura apporté la notoriété puis, l’âge de la retraite sonnant, la postérité à travers l’érection de monuments.

Exceptions notables

Dans ce panorama, seuls les aviateurs militaires européens (Locatelli, Almonacid…) sont en service commandé et doivent réussir un exploit pour faire la preuve de la supériorité de leur aviation nationale et, surtout, de leurs produits aéronautiques respectifs.

Quant à Adrienne Bolland, elle constitue l’exception absolue, symbolise le coup de folie magistral voué à l’échec, mais qui réussit comme par miracle, grâce à l’intervention d’une médium… En outre, c’est la seule fille de la bande. Pour elle, ni tambours ni trompettes. Une gloire très éphémère, qui la dégoûtera, à tout jamais, du genre humain. Pour elle, aucune stèle, aucun monument, juste une allusion à son exploit sur sa pierre tombale de Donnery (45/Loiret).

Enfin, si l’Italien Elia Liut fait véritablement figure d’entrepreneur privé et d’organisateur de spectacles, le militaire Péruvien Alejandro Velasco Astete est le seul représentant d’un peuple premier d’Amérique du Sud. Sa mort accidentelle et prématurée à Cuzco, siège emblématique de la puissance inca, met fin à sa tentative de rallier les Indiens à la modernité grâce à l’établissement d’une voie aérienne permanente.

ET ENSUITE ?

Comme on le pressent, Adrienne Bolland n’accomplit pas seulement un exploit féminin en traversant les Andes sans carte et sans boussole. Elle clôt littéralement une ère, celle des pionniers.

Bien entendu, les années qui suivent sont celle de la création de la mythique Aéropostale, que le récit des exploits de Jean Mermoz et les souffrances endurées par Henri Guillaumet permettent de mieux faire connaître au grand public. Mais ce n’est plus de l’exploration, du défrichement de voies aériennes inconnues, simplement, pourrait-on dire, de l’exploitation de lignes aériennes régulières pour accélérer la distribution du courrier. Même cette épopée-là cède rapidement à la ponctualité des vols intercontinentaux, à la routine, quoi… Aujourd’hui, on peut envoyer un message à l’autre bout du monde en un seul clic, en une seconde. Que de chemin parcouru.

ÉPILOGUE

Chaque époque a ses propres pionniers, ces figures emblématiques pourvoyeuses d’espoirs et de rêves insensés. Une fois les buts atteints, une fois les héros célébrés, on passe à autre chose et l’Histoire fait le tri. Ainsi, en Europe, et en France en particulier, tout au plus se souvient-on de Mermoz, les plus lettrés vibrant encore au récit de la marche sans fin de Guillaumet dans les montagnes. Quant à Adrienne Bolland, il faut au moins un Centenaire pour saluer à la fois son courage et sa discrétion… encore accentuée par la crise sanitaire actuelle. Gageons qu’il se trouvera bien quelqu’un sur cette Terre pour proposer l’organisation de commémorations pour le 101e Anniversaire de son exploit, voire pour lui ériger, enfin, un monument…

Ce qui transparaît à travers cet article, c’est que si l’Histoire est sélective, les peuples le sont aussi. En période de Jeux olympiques, les chaînes de télévision ou de radio privilégient la retransmission des performances des ressortissants nationaux, ou celle de champions de stature mondiale, incontestables. Pour ce qui est de la traversée des Andes en avion, chaque Nation a conquis le massif à sa manière, surtout en occultant les exploits des voisins.

Or, au bout du compte, chacun de ces exploits est avant tout individuel, une victoire sur soi-même, sur l’appréhension toujours, sur la peur parfois, sur la technique presque toujours. C’est cela, l’esprit du pilote de montagne, faire de chaque jour, de chaque vol, une aventure nouvelle et une victoire sur soi-même…

Éléments recueillis par Bernard Amrhein

 

DATE NOMS CIVIL MILITAIRE ORIGINE APPAREIL ITINÉRAIRE
1911 Juan Bielovucic Cavalié X Franco-Péruvien / Abandon
24/06/1916 Eduardo Bradley
José Maria Zuloaga
X Argentins Ballon Santiago/Upsallata
X
13/04/1918 Luis Cenobio Candelaria X Argentin Morane-Saulnier Zapala/Temuco
12/12/1918 Dagoberto Godoy X Chilien Bristol M-1c Santiago/Mendoza
05/04/1919 Armando Cortinez Mujica X Chilien Bristol M-1c Santiago/Mendoza
30/07/1919 Antonio Locatelli X Italien Ansaldo A1 Mendoza
09/04/1920 Vincente Almondos Almonacid X Argentin SPAD VII Mendoza/Valparaiso
04/11/1920 Elia Liut X Italien Macchi Harriot HDI Guayaquil/Cuenca
01/04/1921 Adrienne Bolland X Française Caudron G.3 Mendoza/Santiago
28/08/1925 Alejandro Velasco Astete X Péruvien Ansaldo SVA5 Lima/Cuzco/Puno
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